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Chasse aux outardes dans le Caucase

Ceci se passait lors d’un de mes voyages à Vladicaucase. J’avais quitté de bon matin mon domaine de Kisliar pour me rendre à la ville et y passer les fêtes de Noël en famille ...

La route — un véritable bourbier — était à peine praticable, et, de plus, il tombait du ciel un horrible mélange de pluie et de neige fondue ; en un mot, un temps à dégoûter le plus intrépide des voyageurs.

Ayant atteint Starogladkovskaïa avant midi, je décidai d’y faire une courte halte. C’est là, en effet, qu’habitait mon vieil ami cosaque Sémien. J’allai donc frapper à sa porte et lui demandai l’hospitalité pour moi, mes gens et mes chevaux — nous avions tous grand besoin de nous restaurer et de souffler un peu avant de reprendre notre voyage ...

Sémien me reçut sur le perron de sa maison :

— Vous n’auriez pas pu mieux tomber, me dit-il en souriant. Allons vite casser la croûte, et en avant ! Sus aux outardes ! Les Cosaques qui viennent de rentrer de la steppe, disent qu’il en passe des masses par-dessus les collines ... Il faut croire que c’est la tempête de neige qui les talonne !

— Allons, Sémien, sois donc raisonnable, lui dis-je. Aller chasser par un temps pareil ! Mais on n’y verra pas plus loin que le bout de son nez. Tout ce que nous récolterions, c’est de nous tremper jusqu’aux os !

— Ne dites pas ça ! Ce temps-ci, c’est le temps rêvé pour les outardes. C’est très rare de les voir voler par la tempête ... et c’est alors qu’elles sont faciles à tuer ! Elles vous passent à portée de main. Tant pis si on se fait arroser un peu, il y a un bon poêle à la maison ! Et puis c’est pas si loin que ça ... le vol passe à dix kilomètres d’ici !

Je ne puis résister à la tentation. Je donne l’ordre de distribuer l’avoine aux chevaux et, une heure plus tard, nous nous traînons dans la boue liquide du chemin, de ce même chemin que je viens de parcourir en sens inverse : nous nous dirigeons, en effet, sur la bourgade de Doubovskaïa. Les chevaux pataugent dans la boue, une neige molle et gluante fouette nos visages ; heureusement pour nous, nos têtes sont emmitouflées de bachlyks, larges écharpes à capuchons que portent les Caucasiens : on s’en emmaillote jusqu’aux yeux, en ne laissant qu’une petite fente pour la vue. Huit longs kilomètres de ce sale chemin, après quoi nous le quittons pour une piste menant aux collines. Ici, ça va beaucoup mieux : il n’y a pas d’ornières, et le sol est sablonneux.

Les flocons de neige nous aveuglent, on ne voit guère à plus de quarante pas. Les touffes d’herbe sont coiffées de bonnets blancs, mais la neige fond au sol. Je ne puis cacher mon étonnement : comment est-il possible de voir du gibier par un temps pareil ? Quel oiseau aurait la fantaisie de voler par cette pagaïe atmosphérique ? Sémien, lui, demeure inébranlable :

— Attendez donc encore un peu ! Vous vous en rendrez compte de vos propres yeux.

Nous arrivons aux collines et laissons notre calèche au pied du premier mamelon. Les rafales s’acharnent sur nous et la tempête nous chasse avec une telle violence que nous avons du mal à nous tenir debout ; les crinières et les queues de nos chevaux claquent au vent. Nous devons escalader la côte jusqu’au sommet pour nous poster dans une sellette entre les deux pitons. Je charge mes munitions dans une sacoche en toile imperméable, car les laisser dans ma poche — une habitude qui m’est chère — ce serait les exposer à un bain certain.

Nous grimpons donc à travers la broussaille, dont les branches nous giflent au passage, en nous aspergeant d’eau glacée. Soudain, une énorme masse informe et hirsute passe en rasant nos têtes : on dirait un paquet de chaume, arraché par la tempête à quelque toit campagnard. En vérité c’est une outarde, une grande outarde qui vient de franchir le col entre les deux crêtes et file en luttant de toutes ses forces contre le vent qui l’emmène à la dérive. Ses ailes ressemblent à de grandes loques balayées par la tempête, et puis ... aussi brusquement qu’elle est apparue, la vision disparaît, engloutie par la tourmente de neige.

Parvenus au col, nous faisons halte dans la première cuvette qui se présente entre les deux crêtes. Sémien se poste le premier et me conseille de continuer jusqu’à la dépression suivante, où il prévoit un meilleur vol. Il me recommande en même temps de ne pas chercher à tirer de face ; étant donnée la vitesse du vol, j’aurais peu de chances d’atteindre le but et, si, par hasard, je réussissais à descendre un oiseau, je risquerais fort de recevoir ce poids lourd sur le crâne. N’oublions pas qu’il y a des spécimens qui pèsent jusqu’à quarante livres ! Par conséquent, il est plus prudent de tirer les outardes de flanc ou à la poursuite.

Je n’ai pas encore fait cent pas en direction de mon affût qu’un coup de feu éclate derrière moi, suivi de la chute d’un corps. Sémien commence bien ! Dépêchons-nous ! Voici la dépression indiquée par mon compagnon : elle est large et assez profonde, un excellent passage en effet. Je me place derrière un buisson d’épines pour recevoir moins de paquets de neige dans les yeux. Ciel ! Dans quel piteux état je suis : des filets d’eau me dégoulinent le long du nez, mes gants sont traversés de part en part et j’ai les doigts gelés. Vite, ôtons nos gants et protégeons nos mains, car, autrement, je ne pourrai jamais me servir de mon fusil. J’en glisse une dans ma poche et l’autre sous le revers de ma pelisse. La visibilité est presque nulle : à vingt pas de moi se dresse un mur opaque et blanchâtre ... Cela n’a d’ailleurs pas d’importance : par ces tempêtes de neige, les outardes volent fort bas, presque à ras du sol, pour ne pas perdre la direction. Elles se tiennent constamment au-dessous du plafond de brouillard ; plus haut, le vent souffle avec une violence accrue et les oiseaux dériveraient sous sa poussée. Ce n’est que lorsqu’elles s’aperçoivent qu’elles vont buter contre un sommet qu’elles consentent, au dernier moment, à prendre de la hauteur.

En effet, il ne faut pas oublier que ces échassiers ne possèdent pas ce sens inné de l’orientation propre aux oies et aux canards sauvages, et qui permet à ces derniers de choisir la direction et la hauteur de leur vol, fût-ce de nuit ou par temps bouché. Le seul moyen dont disposent les outardes pour ne pas s’écarter de la voie tracée, c’est de ne pas perdre de vue le sol ; si elles ne le voient plus, elles sont perdues : les rafales les enverront s’écraser contre la montagne ou les chasseront bien loin de leur chemin.

J’arrive à allumer une cigarette et je suis en train de prendre mille précautions pour réintégrer ma boîte d’allumettes dans une poche, à l’abri de l’humidité, lorsque à ma droite surgit soudain la masse confuse d’une grande outarde : c’est le chef de file, car il est bientôt suivi d’une ombre volante ... Je n’ai même pas le temps de m’emparer de mon fusil qu’elles ont déjà disparu en dehors de mon maigre champ visuel.

Cré nom de cré nom !... ces satanées cigarettes me joueront toujours les mêmes sales tours ... Et c’est toujours ainsi. Je peux me morfondre des heures durant à attendre le gibier qui ne veut pas venir, et crac ! il suffit que je sois en train d’allumer une cigarette pour qu’aussitôt surgisse une bête ... qui détale bien entendu avant que je puisse dire ouf !

Je crache avec dégoût mon mégot tout mouillé et m’avance en direction du vol raté. Là-bas, l’affût semble meilleur, mais ... J’aurais mieux fait de demeurer sur place, car voici de nouvelles taches sombres qui déferlent à présent juste au-dessus du buisson que je viens de quitter !... Désorienté, je rebrousse chemin en courant, quand, à dix pas de moi et à hauteur d’hommes, surgit une autre masse ailée. L’outarde m’aperçoit et, effrayée, elle vire sur l’aile pour prendre de la hauteur.

Je perds tout contrôle sur moi-même et, énervé par ma déveine, je tire de trop près et presque au jugé. Mon deuxième coup part lorsque l’oiseau est presque au-dessus de ma tête et ... il choit à mes pieds en me frôlant de toute sa masse.

Et les vols continuent, mais je suis transi de froid. Mes vêtements sont tellement trempés que je ne me sens plus la force de rester à mon poste ; je me contente donc de ce coup heureux et vais rejoindre Sémien.

À présent, le vent et la neige sont déchaînés et dégénèrent en une tempête en règle. Je me rends compte que j’ai bien tait d’interrompre la partie. Par un temps pareil, on risquerait de s’égarer dans son propre jardin et ... nous sommes en pleine steppe !

Sémien est blotti derrière un buisson et ressemble à un bonhomme de neige. Je l’ai entendu tirer plus de dix coups et ce n’est pas sans résultats, car sa chasse est belle ; il a à son tableau quatre outardes.

— Une bonne place, fait-il, en ayant l’air de s’excuser. Depuis que vous êtes parti, les vols n’ont pas cessé !

Nous, nous chargeons du gibier et descendons vers nos chevaux. La calèche nous apparaît toute blanche et ressemble de loin à une meule, tant la couche de neige qui recouvre sa capote est épaisse. Les pauvres chevaux grelottent de froid et baissent la tête sous les rafales.

Nous nous couvrons de notre mieux et repartons pour la maison.

Une heure plus tard, assis autour du poêle qui ronfle, nous savourons d’avance les plats succulents que la femme de notre hôte nous prépare.

Vite, deux bons verres de marc et quelques tranches de ce poisson fumé qui vous fond dans la bouche. Ah ! ça va mieux ! Un feu liquide parcourt nos veines, le sang se dégèle, les muscles se détendent ... la vie est belle !

Dehors, c’est un enfer ! la tempête hurle et lance ses rafales de neige fondue contre les carreaux doubles des fenêtres ... Ah ! quel délice, au sortir de ces intempéries, d’être confortablement assis dans une pièce proprette où règne une douce chaleur !

Baron DE STEINHEIL.

(Traduit du russe par J. Friemann et Charles Lechat.)

Le Chasseur Français N°608 Juin 1946 Page 184