Faut-il que les singes soient vicieux pour avoir poussé la
manie de l’imitation des vicissitudes humaines jusqu’à s’être donné à eux-mêmes
une manière de juif errant dans le goût du héros d’Eugène Sue ! Telle est
la réflexion amusante qui vient à l’esprit des chasseurs coloniaux quand,
d’aventure, ils se trouvent en présence du « nasique », auquel ils
ont donné par dérision ce sobriquet de « juif errant ».
Ainsi que son nom l’indique, le nasique, ou Nasalis,
est pourvu d’un appendice nasal dont la dimension rappelle celui du ka-hau des
îles orientales de la Malaisie. L’un et l’autre doivent d’ailleurs être quelque
peu cousins, à moins qu’ils ne soient frères. Mais le nasique est relativement
rare au Laos, alors que le ka-hau pullule, paraît-il, à Bornéo.
Le « juif errant » se cache timidement au fin fond
de la jungle montagneuse la plus hostile et erre presque toujours solitaire
dans les arbres les plus inaccessibles. De là à penser qu’il se dissimule parce
qu’il a conscience de sa difformité nasale, il n’y a qu’un pas à franchir, ce
qui a été fait par les Laotiens, qui l’ont surnommé « khang na hay »,
ou singe qui a honte. Quant aux chasseurs coloniaux, ils ont vu tout de suite
dans cet extraordinaire animal une parodie d’Isaac Laquedem, sans qu’il y ait
dans cette comparaison la moindre humeur péjorative. Cela n’a d’ailleurs contristé
personne, pas même le singe incriminé !
La taille du Nasalis est à peu près la même que celle
du gibbon, avec lequel il est apparenté. Tous deux sont des hylobates, c’est-à-dire
qu’ils appartiennent à la famille des anthropomorphes, tout ce qu’il y a de
plus rapproché de l’homme. Cette taille peut dépasser un mètre sans la queue,
qui est longue et traînante quand ce singe est sur le sol, ce qui lui arrive
rarement. Il a le dos voûté et de couleur roux foncé, la face noire, tannée et
dénudée, agrémentée de son fameux « cyrano ». Une barbe sale, qui
« rebique » en avant, orne son menton. Par ailleurs, le ventre et les
membres sont gris foncé, sauf les poignets et les mains qui apparaissent rouge
sombre. Il a l’air d’être revêtu d’on ne sait quelle lévite bicolore dont il
aurait retroussé les manches pour mieux gratter ses poux et ses cirons,
toujours nombreux et d’espèces, dit-on, particulières aux nasiques. Le moins
qu’on puisse dire est qu’il marque mal. Toujours est-il que l’on ne peut
retenir une exclamation d’étonnement amusé lorsqu’on se trouve pour la première
fois devant une telle misère physiologique, d’autant que ce singe a la faculté
de gonfler ses narines et son nez quand il est amoureux ou seulement inquiet. À
l’état normal ou de repos, ce nez quelque peu flasque et pendant ne gêne pas
trop notre « juif errant » pour manger les fruits ou les baies de son
domaine forestier, mais, quand il est contraint par le jeûne de se livrer au
chapardage dans les plaines cultivées ou les jardins, l’érectilité qui se
manifeste l’oblige à déchiqueter les fruits avec ses quatre mains et à les
emmagasiner en vitesse dans ses bajoues, qui se gonflent à leur tour, pour les
en retirer plus tard et les manger en sécurité. Alors la peau de son visage,
tendue à la manière de celle d’un tambourin, lui donne l’air d’être affligé
d’une rage de dents, et l’on cherche involontairement le bandeau qui soulage
l’homme de ses fluxions.
Pourquoi le nasique vivote-t-il dans la solitude, puisque
cela est contraire aux habitudes des singes, qui vivent toujours en bandes
nombreuses ? La gent simiesque se fait un malin plaisir de persécuter ce
disgracié de la nature en le harcelant chaque fois qu’elle en trouve
l’occasion. On a constaté des échauffourées au cours desquelles un ou plusieurs
nasiques avaient été précipités du haut des arbres en piteux état. L’une de ces
victimes isolées fut un jour recueillie sur le sol et soignée par un des mes
bûcherons qui avait assisté au drame et ramena le soir même au campement
l’éclopé agonisant. Ce geste charitable et bien dans les usages bouddhiques
valut à mon homme la récolte complète de la vermine qui avait abandonné la
fourrure du moribond pour ses vêtements.
Les coups de fusil que j’ai administrés aux singes de toutes
espèces sont rares, même à ceux qui sont comestibles, comme c’est le cas du
« juif errant », et pouvaient de ce fait être considérés comme un
gibier à poil quelconque. Quand cela m’est arrivé, c’était le plus souvent pour
mettre fin à l’insistance insolente des bandes qui harcelaient mes bûcherons ou
moi-même du haut de leur domaine arboricole et faisaient pleuvoir sur nous une
volée de projectiles plus on moins malodorants. Il est donc tout naturel que je
n’aie jamais abattu un seul nasique craintif et silencieux, qu’il est si
difficile de repérer dans la végétation sombre et touffue des voûtes
forestières.
Une femelle fut pourtant capturée vivante, un jour que mes
bûcherons abattaient un arbre bas et touffu, un « nipa » couvert de
fruits mûrs à point qui n’auraient pu être cueillis parce qu’ils surplombaient
l’eau courante d’une rivière et que les hommes n’avaient pas d’embarcation à
leur disposition. En quelques coups de hache, l’arbre chuta, laissant
apparaître dans le feuillage un couple enlacé de nasiques qui s’y étaient
cachés à l’arrivée de mon personnel.
Le mâle avait été écrasé sur le coup ; la femelle,
intacte, poussait des gémissements plaintifs en se cramponnant au corps inerte
de son conjoint. On eut quelque mal à les désunir. La survivante mourut de faim
quelques jours plus tard, ayant refusé de manger les fruits les plus savoureux
que l’on avait pu lui procurer, même ceux du « nipa » pour l’attrait
desquels le couple était passé de vie à trépas.
Guy CHEMINAUD.
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