« La blennie-cagnette ?... connais pas ça !...
Je n’ai jamais pris ni même vu ce poisson dans nos rivières, par ici. »
Telle fut la réponse péremptoire que fit, il y a déjà
quelques années, un célèbre pêcheur à la mouche artificielle de la Haute-Loire
à la question que je lui posais.
Sans nul doute, beaucoup d’autres confrères, si je pouvais
les interroger, ne me répondraient pas autrement, car c’est là un poisson rare
en France, confiné dans un nombre très restreint de cours d’eau, parmi lesquels
on ne peut guère citer que le Var et quelques-uns de ses affluents, le Lez, le
canal du Midi et, enfin, le Tarn.
Il peut cependant paraître utile pour des pêcheurs de ne pas
l’ignorer complètement, et c’est pourquoi je me suis décidé à en faire l’objet
d’une courte chronique, espérant que nos lecteurs s’y intéresseront.
La blennie-cagnette (blennius cagnota) est un petit
poisson acanthoptérigien, presque le seul de sa famille vivant en eau douce,
qui rappelle un peu, par son aspect général, le chabot de nos ruisseaux
pierreux, mais elle est sensiblement plus grosse que ce dernier, puisque, à
l’état adulte, elle peut atteindre la longueur de 16 centimètres.
Son corps est épais et charnu, sa tête très grosse pour sa
taille ; le museau assez long, le front fuyant, les yeux gros, saillants
et rapprochés.
Le crâne, chez le mâle, s’orne d’une crête très apparente
qui en garnit tout le sommet et, en arrière, vient presque toucher la nageoire
dorsale. Cette dernière est remarquable par sa longueur qui va de l’occiput à
la nageoire caudale, dont elle n’est séparée que par un espace
insignifiant ; elle est haute et soutenue par de nombreux rayons épineux.
La caudale imite la forme d’une palette. Les pectorales s’ouvrent en éventail,
et l’anale occupe environ la moitié inférieure du corps.
Cela sort absolument du modèle habituel des poissons communs
de nos rivières et suffirait à l’en distinguer ; mais ce n’est pas tout.
Au-dessus de chaque œil, existe un court tentacule, une
sorte de panache frangé à son extrémité antérieure.
La bouche, fendue jusqu’au-dessous des yeux, est armée d’un
râtelier vraiment imposant, comprenant trente-huit incisives tranchantes et
quatre grosses canines rappelant celles des carnassiers. Il ne ferait pas bon
introduire le bout du petit doigt dans cette tenaille menaçante.
Cette redoutable mâchoire, des yeux saillants et rapprochés
qui semblent vous fixer de leur regard méchant donnent à la cagnette une
physionomie bestiale, féroce.
Ce poisson est encore remarquable par sa peau épaisse, sans
écailles et toujours recouverte d’un mucus fort gluant.
La coloration générale du corps est fauve, plus foncée sur
le dos, claire dans les parties inférieures. Des bandes sombres, rappelant
celles de nos perches, mais plus nombreuses, zèbrent le dos et les flancs, barrent
la nageoire caudale. La tête est constellée de nombreux points noirs.
On voit, par cette description, que notre blennie est
aisément reconnaissable et ne peut être confondue avec aucun des poissons de
nos rivières.
Ses mœurs ne sont pas moins curieuses que son aspect.
C’est un poisson nocturne ou tout au moins crépusculaire
qu’on n’aperçoit guère à découvert pendant le jour.
Il vit presque exclusivement dans les eaux torrentueuses,
parmi les rochers et les éboulis de pierres, où il se trouve réuni en petites
bandes qui semblent être les enfants d’une même mère, tant leur taille diffère
peu.
Le frai a lieu de fin juin au début d’août. Les œufs ne sont
pas très nombreux. Pondus parmi les pierres, ils s’y collent grâce à leur mucus
gluant et résistent ainsi à l’entraînement.
Le genre de vie de la cagnette n’est pas très connu, car
elle est difficile à observer le jour. Il y a, cependant, tout lieu de supposer
qu’étant données ses habitudes toujours identiques, sa présence aux mêmes
endroits et la proximité des petits groupes de ces poissons des lieux mêmes de
leur frai, nous n’avons point ici affaire à un poisson migrateur, mais, au
contraire, à un poisson plutôt casanier.
Sa faible taille lui interdit de s’attaquer à des proies
volumineuses, tandis que sa puissante dentition semble être l’indice d’un
poisson vorace et carnassier. Sans nul doute, aux vers, larves, insectes et
crustacés aquatiques qui sont le fond de sa nourriture, faut-il ajouter
certains mollusques, fussent-ils protégés par une coquille résistante ; le
puissant râtelier de la cagnette en vient aisément à bout.
À quoi lui servent les singuliers appendices placés
au-dessus de ses yeux ? Mystère ; mais on peut fort bien supposer
qu’ils constituent de précieux organes de tact, un peu analogues aux barbillons
de nos poissons de fond. Ces tentacules ultrasensibles doivent l’aider à se
diriger dans l’obscur dédale des roches trouées ou fendues et dans les
interstices des blocs entassés les uns sur les autres.
Pourquoi, encore, ce mucus gluant qui la recouvre, la fait
dénommer « baveuse » et inspire à certaines personnes un vif
sentiment de dégoût ?
Avec quelque apparence de raison, il nous est permis de
supposer qu’à l’instar de celui qui revêt anguilles et lamproies il lui
facilite la circulation parmi les couloirs étroits des amas rocheux sans risque
d’y rester coincée. Il est non moins évident que l’eau rapide des torrents
glisse sur son corps avec facilité et que l’effort à faire pour se maintenir
tête au courant devient ainsi moins rude.
Peut-on capturer la cagnette à la ligne ? Je ne sais
trop, car je n’en ai jamais vu prendre sous mes yeux.
Cependant, étant donnée sa voracité, sa capture devrait être
possible, au moins de grand matin, ou assez tard le soir, car elle semble
craindre le grand soleil.
Mais cette pêche ne me paraît guère aisée, vu le milieu
agité dans lequel elle vit ; elle ne peut guère se pratiquer autrement que
celle de la truite des torrents, à l’aide d’une ligne sans flotteur, assez
fortement plombée, et en se fiant uniquement au tact pour sentir la touche et
ferrer à temps.
J’ai pu goûter à la chair de la cagnette du Var ; elle
est blanche, ferme, d’excellent goût, et rappelle à s’y méprendre celle de nos
grémilles.
Certains pêcheurs ont voulu m’assurer qu’avec de petites
blennies ils avaient capturé parfois d’assez belles truites dans les gouffres
de leur rivière.
Il se peut fort bien que cet appât vif réussisse dans des
lieux où ce petit poisson cohabite avec la truite ; partout ailleurs,
permettez-moi d’en douter et lui préférer notre précieux phoxinus lœvis
ou véron des eaux vives, auquel manquent les piquantes épines qu’on remarque
sur le dos de la blennie-cagnette.
Je ne doute pas, chers confrères, de vous voir partager mon
avis.
R. PORTIER.
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