Le black-bass est une acquisition récente. Et les sinistres
aventures de la perche-soleil et surtout du poisson-chat nous ont trop
fâcheusement « échaudés » pour que la majorité d’entre nous ne montre
pas une grande méfiance en ce qui concerne tout poisson d’importation. Je les
comprends, bien sûr, mais, dans le cas présent, je ne les approuve pas.
Nous avons au moins deux exemples de réussite complète dans
les importations d’exotiques : celui de la truite arc-en-ciel et celui de
cette autre truite que les naturalistes ont affublée, Dieu sait peut-être
pourquoi, du nom absurde de saumon de fontaine.
La première, très précieuse pour peupler les cours d’eau de
médiocre fraîcheur, où la vraie truite fario ne se plairait pas, et aussi des
étangs un peu trop frais pour que la carpe s’y reproduise.
Le second, ressource précieuse pour introduire la vie
piscicole dans les lacs de très haute altitude, où il prospère d’étonnante
façon. J’en ai eu la preuve en visitant le lac de la Bissorte, en Savoie.
Un carnassier n’est pas nuisible en tant que carnassier.
Relisez mon plaidoyer pour le brochet et celui de tous les écrivains
halieutiques actuels, qui ont enfin compris la question : vous y trouverez
les mêmes arguments : un poisson qui transforme de la chair sans valeur et
pleine d’arêtes en une chair délicieuse et de grosse valeur marchande, qui
supprime l’excédent des alevins en surnombre des trop prolifiques
« poissons blancs », lesquels ne grandiraient ni ne grossiraient si
leurs enfants leur ôtaient complètement « le pain de la bouche », qui
détruit les poissons malades ou blessés, empêchant ainsi la propagation des
épidémies, du « blanc », etc., et qui grossit rapidement moyennant
une consommation assez faible (quatre fois son poids par an), Ce poisson-là est
utile s’il en fut, il faut le protéger et le multiplier, surtout si, avec
toutes ces qualités, il donne lieu à des pêches particulièrement intéressantes.
Le brochet, évidemment, répond au maximum à toutes ces
conditions, excepté peut-être à la dernière, où le black-bass, qui mord à la
fois au lancer et à la mouche, le bat d’une petite longueur.
Le black-bass possède toutes les autres qualités que je
viens d’énumérer et concurrencerait ainsi victorieusement le brochet si ce
dernier ne grandissait beaucoup plus que lui. Mais, si nous le comparons à
notre perche française, il a nettement l’avantage à ce point de vue, et aussi à
celui de la délicatesse de la chair ; de même qu’en ce qui concerne, je
viens de le dire, son double rôle sportif d’amateur de mouche et de lancer.
Ses mérites alimentaires sont incomparables. Bien entendu,
on ne peut mettre en parallèle un « black » élevé dans un étang
vaseux avec un autre poisson né et grandi en eau pure et courante. Mais, à
égale qualité d’eau, le black-bass peut lutter avec les espèces les plus
savoureuses.
Il est évidemment très carnassier, mais pas plus que le
brochet et la perche. Très bon utilisateur de la chair de ses victimes, si on
ne le laisse pas encombrer les eaux quand il a dépassé la taille où il ne grandit
plus guère (environ quatre livres). Et puis n’exagérons pas ses déprédations,
car il est beaucoup plus éclectique que nos voraces d’Europe. Il ne mange pas
seulement du poisson, il fait une énorme consommation de grenouilles, sangsues,
têtards, crapauds, larves et vers de toutes sortes et aussi d’insectes, tant
aquatiques que tombés sur l’eau par accident.
De sorte que, dans la chair d’un black-bass, la proportion
de chair de poisson blanc est moins forte que dans celle d’un brochet ou d’une
perche. À peu près la même que s’il s’agissait d’une truite.
Mais, direz-vous, s’il est si parfait, on devrait en mettre
partout ! Non pas. Dans une rivière à truites, ce serait une catastrophe.
Car la truite est peu prolifique et sa reproduction ne sera jamais excessive.
Et la truite, c’est le nec plus ultra. De plus, en eau fraîche, le black
réussit mal, du moins notre black à grande bouche, car il y a l’espèce à petite
bouche, mais celle-ci est moins intéressante, puisque, en eau fraîche, elle
concurrencerait les salmonidés, tandis que le black à grande bouche se plaît
dans les eaux tièdes, celle où se reproduit la carpe et où la truite ne vit
pas.
N’a-t-il donc aucun défaut ! Ah ! si. Nul
n’est parfait ici-bas. Son défaut est une humeur nomade, vagabonde, une espèce
de « bovarisme », si je puis dire, qui le porte à ne jamais se plaire
là où il est et à subir, comme on disait jadis, avec une exquise simplicité, l’« attirance
des ailleurs ». Si l’étang où vous l’introduisez présente une
communication avec un étang voisin, barrez-la d’une bonne grille fine, sinon
c’est sûrement le voisin qui profitera de votre dépense.
De même en rivière. Pour qu’un repeuplement en black-bass
soit intéressant, il doit être fait un peu partout à la fois. En lâcher dans un
seul cantonnement est faire œuvre de dupe. Avis aux fédérations, si leurs
membres arrivent à se mettre d’accord sur une question aussi discutée.
Vous ferai-je le portrait du black-bass ? C’est
peut-être utile, car il n’est pas encore très connu.
C’est une perche, mais assez différente de notre perche
rayée. La première dorsale piquante, au lieu d’être grande et haute, comme
celle de sa cousine française, est basse et petite. De plus, elle est reliée
d’une seule pièce à la portée arrière de la dorsale, celle qui ne pique pas, et
qui, chez notre poisson indigène, est nettement séparée.
Il a une gueule énorme, avec la mâchoire inférieure encore
plus prognathe que celle de la perche. Le type même du « menton de
galoche ». Cela lui donne une mine féroce splendide. La nageoire caudale
est courte et peu échancrée.
La teinte générale est claire, d’un brun jaune ; de
grosses tâches sombres s’alignent le long du flanc.
Je n’ai jamais compris le nom de black-bass, qui veut
dire « perche noire ». Peut-être, au Canada, ces poissons
sont-ils beaucoup plus foncés que chez nous ?
Il faudrait demander cela à Constantin-Weyer, grand
spécialiste des perches nord-américaines. Je tiens de lui-même que le black
serait un grand destructeur du poisson-chat. Raison de plus pour en peupler nos
eaux tièdes.
Le black-bass partage avec l’épinoche et quelques autres
espèces la particularité de faire un nid avec des herbes aquatiques. La femelle
y dépose ses œufs que le mâle, après les avoir fécondés, surveille jalousement,
de même que les alevins qu’il défend contre tout intrus et ramène au bercail
s’ils s’en éloignent, mais, une fois émancipés, il les mange sans scrupule.
La présence de plantes aquatiques est donc nécessaire dans
les eaux où l’on veut voir le black-bass se reproduire
A. ANDRIEUX.
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