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L’art de monter les côtes

Autrefois, avant d’avoir adopté le changement de vitesse et bien que ma bicyclette ne développât que 5m,30 à 5m,50, les longues côtes me faisaient peur et les petites (quand elles étaient nombreuses) finissaient par me conduire à cet état de fatigue totale, d’épuisement et de mauvaise humeur que les cyclotouristes connaissent bien et appellent « le coup de bambou ». Tout a changé avec l’âge, mais surtout avec le dérailleur et ses six vitesses, qui transforme les conditions du tourisme en montagne.

Pourtant, le temps présent m’ayant contraint à tout subordonner à la simplification, je me fis construire une « mono » de 5 mètres de développement. Et je m’aperçus que, même chargé, très chargé (18 kilos de vélo et 18 kilos de bagages), je me tirais assez bien d’affaire et ne mettais pied à terre que dans les côtes comportant, avec un vélo léger et peu chargé, l’emploi d’un développement de 3m,50 à 4 mètres. Avais-je donc appris à monter les côtes ? Si cela est, mieux vaut tard que jamais.

En réalité, je crois pouvoir attribuer ce « progrès » à une cause fort simple : c’est que je ne fais plus que de courtes étapes utilitaires. Si j’avais 100 ou 150 kilomètres dans les jambes, il est probable que je hisserais moins facilement au sommet mon vélo-brouette et mes 18 kilogrammes de patates ou de topinambours.

Toutefois, il est certain qu’un art de monter les côtes existe, et je vais en donner les premiers principes.

Pour bien monter les côtes, il faut éviter tout énervement, remiser toute vaine malédiction lancée aux dieux, car ceux-ci s’en f ... éperdument et ce ne sont pas eux qui ont tracé la route.

Il faut rester calme et tendre vers l’abolition des réflexes, se transformer de « roseau pensant », en animal de trait, prendre comme exemple ces braves chevaux ou mules qui tirent puisqu’il faut tirer, à la seule condition d’avoir la panse bien garnie.

Et c’est pourquoi une longue, très longue côte est moins démoralisante qu’une série de petits « coups de collier » dont chacun ne vous promet que le repos insignifiant d’une petite descente (juste le temps de s’engourdir les jambes), tandis que la longue, très longue côte vous rapproche à chaque tour de pédale de la minute divine où la grande récompense vous sera donnée, où vous n’aurez plus qu’à vous laisser descendre vertigineusement pendant dix ou quinze kilomètres enivrants et réparateurs.

Voilà pour le moral. Passons maintenant à des considérations plus précises et regardons ce merveilleux petit « dérailleur » qui nous ouvre les vertes portes des espaces montagneux et doit nous réconcilier avec tous les pourcentages.

Quand les côtes sont courtes et nombreuses, on n’a pas le temps et souvent pas le loisir de trouver le développement qui convient. On change constamment de vitesse, avec nervosité et, si l’on sent que l’on peine, avec agacement. Il arrive même que l’on change mal, qu’on accroche, qu’on maudit cette « sale chaîne » qui se fait prier pour sauter d’un pignon sur l’autre. En mettant les choses au mieux, on manque de méthode et l’on n’a pas le temps de s’adapter.

Rien de semblable dans les très longues côtes, où, certain qu’on en a pour plusieurs heures, on procède sans fièvre et surtout où l’on se résigne à adapter sa vitesse, de marche au développement sur lequel on est. On peut même chronométrer des kilomètres et s’appliquer à régler son allure à 8 ou 10 kilomètres, si l’on est sur 3m,50 ; à 6 kilomètres, si l’on est sur 3 mètres ou en dessous.

Pour ma part, je garde un bon souvenir des côtes extrêmement longues, montées à 6 kilomètres de moyenne sur 2m,75. Et ne dites pas « qu’autant vaut aller à pied », car l’allure d’un piéton poussant sur 8 ou 10 p. 100 un vélo très chargé n’atteint pas 4 kilomètres à l’heure, et au prix de quelle lassitude !

Restent ce que l’on appelle les « montagnes russes ». Si ce sont de petites montagnes, rien de plus amusant. On va même vite à cause de la lancée donnée par les descentes, qu’il est loisible de prolonger en pédalant au long de celles-ci sur un fort développement qui peut vous conduire jusqu’au tiers ou à la moitié de la « bosse » suivante. Au contraire, si ce sont de fortes montagnes russes, nous retombons dans le cas « pays très accidentés », et la fatigue mêlée d’énervement n’est pas longue à venir.

En résumé : l’art de monter les côtes, c’est l’art de se ménager et de changer de développement à propos. C’est essentiellement avoir une position parfaite en machine, tendre vers la souplesse plutôt que vers la force, ne jamais se déhancher, se crisper, s’agacer, accomplir sa tâche avec une philosophie de mulet, et, puisqu’il faut en ce monde, faute d’avoir ce que l’on aime, aimer ce que l’on a, il faut, dis-je, s’intéresser à sa besogne, à l’effort en soi, au résultat obtenu et se persuader qu’à tout prendre mieux vaut monter et descendre, descendre et monter, que rouler, toujours peinant, en rase plaine, quand cet ennemi no 1 du cyclotouriste : le vent, se met de la partie pour gâter votre joie et humilier votre enthousiasme d’amateur de pays plat, c’est-à-dire, le plus souvent, de pays terne.

Henry DE LA TOMBELLE.

Le Chasseur Français N°608 Juin 1946 Page 195