Il est malheureusement incontestable que la reprise
économique en France ne marche pas. Il y a à cela de nombreuses causes, les
unes matérielles, dont les journaux nous ont tous plus ou moins entretenus, les
autres psychologiques, d’origine politique, fiscale ou financière, et que
chacun arrange au gré de ses préjugés politiques ou sociaux. Parmi ces
dernières, les craintes quant à la valeur actuelle ou future de notre monnaie
ne sont pas parmi les moins nocives. Et elles le sont d’autant plus qu’elles se
rapportent à des problèmes excessivement compliqués, que les spécialistes
eux-mêmes ont du mal à suivre dans tous leurs développements. Essayons d’y voir
clair et, au passage, de relever des opinions erronées basées sur des
apparences ou des similitudes mal interprétées.
Une monnaie est d’abord une mesure. Et la première qualité
d’une mesure c’est d’abord d’être invariable dans le temps et dans l’espace,
comme l’est notre mètre étalon. Ces conditions de base sont faciles à obtenir
pour tous les étalons de mesure, car ils servent à mesurer des grandeurs
physiques, concrètes, facilement vérifiables. Il n’en est pas de même pour la
monnaie, qui sert à mesurer la valeur, chose abstraite, subjective et sujette à
interprétations diverses. C’est pourquoi, depuis des millénaires, les peuples,
guidés par l’empirisme, se sont empressés d’accrocher cette abstraction qu’est
la monnaie à quelque chose de tangible dont la valeur selon l’époque ou les
lieux était reconnue de tous : bestiaux, barres de sel, argent, or. Comme nous
l’avons maintes fois expliqué avant guerre, l’or n’est pas devenu un métal
précieux parce que les gouvernements l’ont choisi comme base monétaire, mais
exactement l’inverse, la monnaie a été accrochée à l’or parce que ce métal
était précieux et recherché par tout le monde, sa valeur pratique étant
extérieure et supérieure à celle de n’importe quelle monnaie. On pourrait
peut-être trouver autre chose comme base monétaire (nous ne voyons d’ailleurs
pas trop quoi) ; mais, pour des raisons psychologiques qui jouent depuis
des millénaires, il faudrait absolument que cette base soit concrète et de
valeur reconnue, et acceptée par tous. C’est cet absolu besoin d’équivalence
concrète qui rend inemployables les systèmes nombreux proposés par les
idéologies à la mode, franc-travail ou autres : on ne peut pas accrocher
une abstraction à une notion aussi subjective et prêtant à la discussion. Et
c’est cette quasi-absence d’équivalence concrète au point de vue pratique qui
fait que la valeur de notre monnaie est tellement discutée à l’heure actuelle,
avec toutes les graves répercussions que cela comporte tant au point de vue
économique que politique.
En fait, notre monnaie est toujours rattachée à l’or, ne
serait-ce que par l’équivalence officielle franc-dollar, un dollar valant 120 francs.
Comme le dollar est toujours basé sur l’or, et que, d’autre part, le marché de
ce métal précieux est libre en Amérique — les pièces de collection de 20 dollars
se vendant couramment 40 dollars, — il est facile d’en tirer la
valeur officielle du franc par rapport à l’or. Malheureusement, pour de
multiples raisons, cette équivalence ne peut se concrétiser de façon tangible,
achat libre d’or ou de dollars. Cette équivalence, qui est pourtant réelle pour
les affaires d’exportation-importation, reste pour la presque totalité des
Français, qui ne participe pas à ces opérations internationales, comme quelque
chose de très théorique et sans valeur pratique. Et, faute d’éléments
financiers concrets, chacun interprète la valeur actuelle du franc au gré de sa
fantaisie, en calculant sa dépréciation par le rapport des prix 1939-1946 d’un
objet usuel pris au hasard, beurre ou viande au marché noir, tricot ou sac à
main de grand luxe, etc. Ce qui, en pratique, revient à jauger la monnaie par
la pénurie plus ou moins variable de tel ou tel produit : position
inadmissible. Un verre d’eau est sans valeur à Paris ; il peut valoir une
petite fortune en plein désert. Cela n’influe en rien, dans un sens ou dans
l’autre, sur la valeur du franc. Ce n’est pas parce qu’actuellement le marché
noir nous fait payer les œufs ou les chaussures douze ou quinze fois les prix
d’avant guerre que notre monnaie ne vaut plus que le douzième ou le quinzième
de 1939.
Comme nous ne pouvons concrétiser l’équivalence officielle
de notre franc par un achat d’or ou tout au moins de dollars, cherchons à tirer
sa valeur réelle par d’autres moyens. Cela nous permettra d’examiner en passant
ce que valent au point de vue technique les arguments des trop nombreux
paniquards par principe. Non que nous disions que tout aille pour le mieux dans
le meilleur des mondes ; ce qui, hélas ! n’est pas le cas. Pour les
personnes qui s’intéressent surtout aux indices financiers, le bilan
hebdomadaire de la Banque de France et surtout le poste des billets en
circulation constituent le baromètre de choix de ce qu’il est convenu d’appeler
l’inflation ; et toute augmentation du chiffre des billets est considérée
comme une catastrophe. C’est une façon un peu trop simpliste de juger les
choses, car la masse des billets de banque n’est qu’un des éléments
constitutifs des disponibilités nationales, qui comprennent aussi les comptes
dans les banques, les bons du Trésor souscrits par les particuliers, les sommes
déposées à la Caisse d’Épargne, aux chèques postaux, à la Caisse des Dépôts,
etc., etc. Les variations dans le volume des billets peuvent tout au plus
servir de baromètre quant à la confiance du public. Et encore faut-il manier
cet indice avec la plus grande prudence et voir par exemple si une augmentation
des billets n’a pas sa contre-partie dans un poste d’avances ou d’escompte, ce
qui, au contraire, serait un indice de reprise d’activité, donc de meilleure
santé économique.
Marcel LAMBERT.
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