Ce n’est pas une seule, mais bien au moins une douzaine de
fois que j’ai rencontré, sur les bords de certaines rivières de la Haute-Loire
ou du Cantal, des confrères qui se vantaient d’avoir capturé des « ombres
chevaliers ».
Devant le doute que j’émettais de voir prendre à la mouche
artificielle des poissons dont je n’avais jamais constaté la présence dans nos
cours d’eau, quelques-uns de ces pêcheurs ont bien voulu me montrer le contenu
de leur panier, et j’y ai aperçu ce que je m’attendais à y voir, c’est-à-dire
des « ombres communs », salmonidés assez répandus dans les parties
hautes de la Loire, de l’Allier et de quelques-uns de leurs affluents.
Or ces deux poissons ne se ressemblent
nullement ; il s’agit de ne les point confondre, et c’est pourquoi je me
suis décidé à consacrer à chacun d’eux une courte monographie. Parlons ici du
premier.
Tout d’abord, il nous faut constater que le terme
d’ombre-chevalier est impropre ; ce poisson n’existe pas : c’est
omble-chevalier qu’il faut dire, pour parler correctement.
Ce dernier, le salvelinus umbla des naturalistes, est
un salmonidé habitant des lacs profonds et très rare dans n’importe laquelle de
nos rivières françaises, autant dire inexistant.
Il a l’aspect général de la truite ou du saumon et atteint
une taille analogue à celle du premier poisson, j’ai pu voir des ombles de cinq
à six kilos capturés par des pêcheurs du lac Léman, et il y en a d’encore plus
gros, m’a-t-il été affirmé par quelques-uns de ces pêcheurs professionnels.
Voici le signalement de notre poisson : dos gris
sombre, entre le noir et le bleu foncé, quelquefois un peu verdâtre ;
flancs orangés ocellés de taches jaunâtres ; ventre de teinte assez
claire, souvent rosée.
Les nageoires pectorales sont rougeâtres, ainsi que l’anale
et les ventrales. Ces dernières sont agrémentées, en avant, d’un liséré blanc
très apparent. Les nageoires dorsale et adipeuse, ainsi que la caudale, sont
noirâtres. La caudale n’est pas échancrée et rappelle celle de nos truites.
La dentition est comparable à celle du saumon et décèle le
carnivore. En effet, devenu adulte, l’omble se nourrit surtout de petits
poissons.
Sa chair, de teinte plus ou moins jaune ou même orangée,
dépasse en saveur celle de nos meilleures truites.
Poisson des grandes profondeurs, l’omble chevalier n’est
guère capturé que par les pêcheurs professionnels des lacs, à l’aide de grands
filets spéciaux immergés à un niveau très inférieur dans la couche liquide.
Il existe, cependant, un moyen de la prendre à la ligne, en
pratiquant la pêche dite à « la traîne ».
Cette pêche pourrait, sans doute, se faire avec une canne
courte, très robuste, analogue aux fortes cannes pour la pêche en mer, en
employant des soies très fortes et des montures très solides, en opérant de
l’arrière d’un bateau conduit par un rameur expérimenté. Je l’ai essayé dans le
las du Bourget, où la présence de l’omble m’avait été signalée, mais je dois
avouer, à ma honte, n’y avoir obtenu aucun succès. Sans nul doute, malgré le
déploiement d’une très longue bannière, mes cuillères plombées ne
« travaillaient » pas à une profondeur suffisante.
Aussi n’est-ce point ainsi que l’omble chevalier est péché
par les professionnels ou les amateurs expérimentés.
À l’arrière d’une solide embarcation risquant peu de
chavirer, ils fixent à demeure un très gros moulinet, généralement de bois, sur
lequel s’enroule une très forte ligne de lin ou de coton tressé de plus de deux
cents mètres de longueur.
Tout à fait à l’extrémité de ce fil résistant est attaché un
gros plomb conique pesant plusieurs kilos.
À trois mètres au-dessus de la plombée est attachée
perpendiculairement au corps de ligne, par la boucle d’un émerillon spécial,
une avancée de 2m,50 en fortes florences tressées ; à quatre
mètres au-dessus existe une seconde avancée de 1m,50 seulement,
absolument semblable à la première ; il est plus rare d’en voir une
troisième au-dessus, plus courte encore. Ces avancées sont terminées par de
gros hameçons simples ou doubles auxquels sont attachés des appâts vivants, des
hackles où sont fixés des poissons morts, ou plus simplement des cuillers
métalliques d’assez grande dimension.
On doit connaître le plus exactement possible le relief des
fonds au-dessus desquels le bateau évoluera, afin de déterminer la longueur
maxima de fil à déployer. Il importe que les appâts puissent atteindre la
couche profonde où se trouvent les ombles, sans toutefois pouvoir jamais
s’accrocher sur les fonds.
Ceci étant connu, on immerge progressivement le plomb et la
ligne à l’arrière du bateau en marche. La vitesse de translation est réglée de
façon que les appâts tournent bien ; mais il ne faut pas aller trop vite,
car le dispositif aurait tendance à trop remonter et les esches prendraient une
allure anormale qui empêcherait les ombles de les attaquer. La rame ou la voile
sont employées, en observant que cette dernière ne peut servir que par vent
assez modéré.
Quand un omble attaque un des appâts, le pêcheur, qui tient
à la main le fil à sa sortie du moulinet, est averti de la touche par une
brusque commotion qu’il ressent et à laquelle il répond par un ferrage ample,
comme on le fait avec les lignes de mer.
Si le moulinet a été bloqué, ce qui est de règle quand le
pêcheur est seul et doit conduire son bateau à la rame, le ferrage se produit
automatiquement grâce à la tension du fil entre le gros poids et le bateau en
marche.
Habituellement, dans ce cas, le moulinet est muni d’un
dispositif supplémentaire qui permet à un grelot de tinter pour avertir le
rameur.
Celui-ci met ses rames au repos et intervient le plus tôt
possible. Le moulinet est débloqué, mis en marche arrière, et la ligne, en
s’enroulant progressivement, amène le captif d’autorité. Le fil est incassable,
les montures ultra-solides, il n’y a rien à craindre.
Le danger existe, cependant, quand un gros omble arrive près
du bordage du bateau et qu’il aperçoit le pêcheur. Il se débat alors avec
violence, se contorsionne, saute hors de l’eau, etc. ... Il ne faut donc
pas hésiter à l’empocher au plus tôt dans la grande épuisette qui doit toujours
se trouver dans l’embarcation ou à le crocher vers l’ouïe à l’aide d’une gaffe
et à le jeter au fond du bateau.
Il importe de tuer immédiatement tout omble amené et retiré
de l’eau, à l’aide de l’assommoir. Plus encore qu’avec tout autre poisson,
cette précaution demeure indispensable.
La délicatesse de la chair orangée de l’omble est telle
qu’elle perdrait la moitié de ses qualités si on laissait le captif agoniser
lentement au fond du bateau, comme il m’a été donné de le voir une fois à
Évian.
Ce serait vraiment dommage, car, en connaissance de cause,
je n’hésite pas à déclarer la saveur de la chair de l’omble chevalier
supérieure à celle du saumon et de nos meilleures truites,
R. PORTIER.
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