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Au rucher

Réponse à deux questions.

Ceux qui sont tentés de faire de l’apiculture désirent naturellement être renseignés sur les avantages qu’il leur sera possible d’en retirer, et voici deux questions qui nous sont fréquemment posées :

1° Peut-on vivre exclusivement de l’apiculture ? 2° Combien de miel une ruche peut-elle donner ? Disons d’abord qu’il faut se défier de l’enthousiasme éprouvé à la suite d’une lecture d’articles de revues ou d’ouvrages vantant les profits de telle ou telle industrie et n’exposant pas les difficultés et les risques, en un mot, n’envisageant que le beau côté de la question.

Exemple : un de nos correspondants nous cite le cas d’un apiculteur américain qui, possédant un rucher de 700 ruches sur un terrain d’environ 40 ares, faisait chaque année une moyenne de 50 kilogrammes de miel par ruche, par conséquent une récolte de plus de 80 tonnes de miel.

Il y a là de quoi faire rêver ceux qui sont à la recherche d’une situation brillante !

Nous ne contestons pas le fait, mais nous faisons seulement remarquer qu’il s’est passé en Amérique, où la chose est peut-être possible, parce que la propriété n’y est pas, comme chez nous, morcelée, et qu’un apiculteur, au pays des dollars, peut disposer de son terrain uniquement en vue de créer des floraisons mellifères et profiter en même temps des ressources mellifères de son voisinage, dans un rayon de trois à quatre kilomètres.

Nous ne sommes pas en Amérique. Donc, raisonnons d’après les possibilités de notre pays et ramenons la question à ce qu’elle doit être : l’apiculture en France peut-elle faire vivre son homme ?

Nous répondons : oui, en certaines conditions qui sont plutôt l’exception. Que faudrait-il pour cela ? Il faudrait un praticien connaissant bien son art, possédant une ou plusieurs exploitations apicoles importantes, dans une région suffisamment mellifère.

Or ces trois conditions ne se trouvent pas facilement réunies. En tout cas, on comprendra que ce n’est pas en un jour qu’on devient capable de créer et diriger un ou plusieurs ruchers de quelques centaines de ruches ; et il y a lieu de bien réfléchir avant de se lancer dans pareille entreprise ... Il faut, pour agir avec prudence, débuter modestement, s’initier à la pratique apicole et se rendre compte de ce qu’on peut attendre des ressources mellifères de sa localité. Ce n’est qu’après avoir acquis l’expérience voulue qu’on pourra songer à faire de l’apiculture sur une grande échelle.

La vérité est qu’en général l’élevage des abeilles doit être considéré comme une occupation supplémentaire s’ajoutant à une profession.

Si donc vous avez un métier, une industrie quelconque, ne songez pas à l’abandonner pour vous livrer exclusivement à l’apiculture — sauf l’exception que nous vous avons signalée, — et menez les deux de front. Vous trouverez sûrement le moyen de rattacher l’exploitation d’un modeste rucher à l’emploi que vous avez et qui vous fait vivre. Les abeilles, sans exiger beaucoup de travail de votre part, pourront vous procurer un supplément de revenu.

Même à un amateur qui a tout son temps libre et de l’argent à dépenser, nous ne donnerons jamais le conseil de créer, d’un seul coup, un grand rucher. Ce serait agir inconsidérément ; il faut faire son apprentissage, s’instruire d’abord, puis débuter avec quelques ruches seulement, bref, acquérir la science et l’expérience. Or celles-ci ne s’acquièrent que par l’étude, l’observation et la pratique. L’étude et l’observation demandent du temps. La pratique s’apprend plus vite, si on peut se mettre à l’école d’un maître. Mais jamais on ne doit s’aventurer sans avoir l’expérience et la capacité qu’il faut pour réussir. C’est élémentaire, mais combien l’oublient !

Venons maintenant à la seconde question : combien de miel une ruche peut-elle donner ? On a voulu dire, évidemment : quel est le rapport moyen d’une ruche ? Car, dans un rucher, toutes les colonies ne donnent pas le même rendement. Et nous supposons aussi qu’on sous-entend : en bon pays, car il y a des régions où on ne peut espérer que de maigres récoltes. Il faut supposer également que le rucher est bien conduit. Nous pouvons alors répondre, sans exagération, qu’en bonne année une ruche peut produire en moyenne de 10 à 20 kilos, quelquefois plus.

Tout de suite, le futur apiculteur fera le calcul suivant : 20 kilos, au prix moyen de 150 francs, se vendront 3.000 francs. Avec cent ruches, je pourrai avoir 300.000 francs de revenu ! Je possède un petit capital, je vais le mettre dans l’établissement d’un rucher.

Ce raisonnement et cette résolution, qui semblent justes, ne le sont pas précisément, car notre homme oublie deux choses : 1° qu’il n’est pas sûr de réussir, et même qu’il ne réussira point du premier coup, n’ayant pas les connaissances voulues pour mener un ruche ; 2° qu’il n’est pas sûr du rendement mellifère de sa localité. Ce serait donc plus que téméraire de vouloir aller si vite.

Qu’il commence par installer deux ou trois ruches, qu’il s’initie à la manœuvre et constate, par les résultats qu’il obtiendra pendant trois ou quatre années, ce qu’il peut attendre de sa région ... De cette façon, il ne risquera pas grand-chose et ne s’engagera pas imprudemment. Il ne faut donc pas songer à s’improviser subitement apiculteur et à créer, d’un seul coup, un rucher important.

Et puis, il ne faut pas oublier que, si les années se suivent, elles ne se ressemblent pas et que, dans un apier, toutes les colonies ne se valent pas ; il y a même des non-valeurs. L’apiculture, comme les autres cultures, a ses aléas, et nous ne parlons pas ici des maladies qui peuvent survenir et décimer le rucher.

Jadis on disait :

Si tu veux voir ton bien péri
Mets-le en mouches et en brebis.

Ce dicton n’a plus cours. Il s’agissait alors des « mouchiers » qui laissaient leurs abeilles se tirer d’affaire toutes seules et ne s’occupaient d’elles que pour leur ravir leur miel. Alors, dans les années de disette, celles-ci couraient grand risque de périr, ayant été dépouillées de leurs vivres. Aujourd’hui, heureusement, la culture des abeilles est plus rationnellement pratiquée, et, avec nos ruches modernes, on se rend mieux compte de l’état des essaims et on leur vient en aide en cas de besoin.

L’idéal n’est pas d’avoir une vaste exploitation, mais un ou deux ruchers bien entretenus. Certains agriculteurs obtiennent des rendements égaux et parfois supérieurs à ceux de leurs voisins, avec des cultures beaucoup moins étendues, mais faites rationnellement, selon toutes les règles de l’art. Celle-ci peut être également pratiquée selon les méthodes intensives exposées dans les manuels d’apiculture moderne.

Après ce que nous venons de dire, certains seront peut-être découragés, pensant que la culture des abeilles est plus difficile et hasardeuse qu’ils ne se l’étaient imaginé. Nous avons cherché à faire tomber ces illusions dangereuses, mais non à détourner de leur projet ceux qui voyaient dans l’apiculture une source d’agréments et de profits. Nous pouvons assurer qu’on trouvera toujours du plaisir et des avantages à cultiver l’abeille comme elle demande à l’être. Ce que nous avons voulu, en écrivant ces lignes, c’est détromper ceux qui s’imaginent faire promptement fortune en créant d’emblée une vaste exploitation apicole.

Si vous avez le feu sacré et la chance de vous trouver dans un bon pays à miel, vous pourrez, après avoir acquis l’expérience voulue, consacrer vos instants libres aux abeilles et en retirer d’appréciables revenus, qui seront peut-être un jour suffisants pour vous faire vivre. Mais ne leur demandez pas le get-rich-quick américain, c’est-à-dire la richesse en quelques années.

P. PRIEUR.

Le Chasseur Français N°609 Août 1946 Page 257