Un peu avant la première guerre mondiale, un laboureur
sentant sa fin prochaine appela ses trois enfants et leur tint le langage
suivant ... Vous connaissez l’histoire — avec cette différence que
cette fois-ci le vieux laboureur remit à chacun de ses enfants un bas de laine
contenant cinq mille louis d’or, soit cent mille francs de cette époque.
L’aîné, pas très malin, mit simplement le bas de laine paternel à côté du sien,
qui commençait aussi à s’arrondir. La fille, quelque peu coquette, préféra
quelque chose d’un peu plus voyant ; et cette écervelée n’hésita pas à
transformer tout le magot en diamants, qui lui coûtèrent près de cinq cents
francs le carat. Tout cela au grand désespoir du cadet, qui, ayant passé par
les Grandes Écoles, était au courant des dernières données de l’Économie
politique. Mais il eut beau faire luire à ses cohéritiers les beautés du
placement à intérêts composés qui double un capital en quinze ans, de l’intérêt
qu’il y a à ne pas laisser dormir son argent alors qu’il y a de si bonnes
obligations qui ne demandent qu’à vous rapporter du cinq pour cent net, sans
parler des perspectives de plus-value offertes par les bonnes actions de
charbonnages, de banques, d’entreprises gazières et autres placements de pères
de famille, rien ne put ébranler la stupidité antédiluvienne du frère, ni la
coquetterie de la sœur. Depuis, un peu plus de deux périodes de quinze ans ont
passé, c’est-à-dire que les capitaux du financier de la famille ont à peu près
deux fois doublé — à condition, bien entendu, que les placements russes,
bulgares, turcs ou autres n’aient pas été trop importants, parce
qu’alors ! Quadrupler un capital en trente ans, cela ne serait pas si mal
que ça si, en contrepartie, l’inflation permanente n’avait, entre temps,
multiplié le prix officiel de toutes choses par quarante, pratiquement par
quelque peu davantage. Quant au frère fossile, avec ses louis à vingt francs
pièce et cette sans cervelle de sœur avec ses diamants même pas au
deux-centième des prix actuels ..., n’insistons pas, car cette histoire
vécue n’est pas très morale. Cette histoire c’est celle de l’épargne française
depuis trente ans, victime des événements, et plus encore des jeux de la
politique. Mais si l’épargne est saignée à mort, sa sœur honteuse, la
thésaurisation, elle, s’en sort, et brillamment ! Que faut-il en
penser ?
L’économie politique classique nous apprend qu’une fortune
inerte ou inutilisée n’a aucune valeur. Aucune valeur pour la collectivité, devrait-on
préciser, à la lumière des faits actuels, car, dans certains cas, il peut en
être exactement l’inverse, en ce qui concerne le capitaliste. Cela provient
d’un élément dont on ne tient que rarement compte : le risque. Tout
capital qui travaille d’une façon quelconque court des risques, plus ou moins importants
ou permanents, selon la nature de l’activité, mais toujours présents. Une
fortune thésaurisée court aussi ces risques, c’est certain, ne seraient-ce que
ceux qui découlent de son existence même. Mais une fortune active, en plus de
ces mêmes risques passifs, y joint ceux découlant de son activité propre. Ils
sont en moyenne tellement importants qu’autrefois, dans les périodes prospères,
c’était un axiome financier qu’il ne fallait jamais s’intéresser à une affaire
ayant moins de cinq ans d’existence, tant étaient réduites les possibilités de
survie pour les créations capitalistes. Cette réalité est régulièrement perdue
de vue par les contempteurs du capitalisme, qui, s’hypnotisant sur des cas de
réussites particulièrement brillants — les monopoles de fait, comme ils
disent, — ne pensent jamais aux innombrables capitaux qui eux n’ont jamais
réussi, et ont payé leur défaite par la disparition pure et simple. Le risque
capitaliste est d’ailleurs inévitable, comme le sont tous les autres risques
liés à la vie. Ceux qui rêvent de les supprimer, que ce soit sur le plan
humanitaire par des lois sociales bien établies ou sur le plan capitaliste par
une protection effective de l’épargne, sont victimes des mêmes illusions. Nul
ne possède un tel pouvoir, pas même l’État, cette moderne idole à tout faire,
héritière dans les esprits religieux des dieux défunts. Mais si le risque est
inévitable, ce qu’on peut demander, c’est qu’il ne reste qu’une possibilité et
qu’il ne devienne pas, par la malignité des hommes, une probabilité, ou pis
encore une quasi-certitude. Or c’est justement ce qui se produit pour le
capitalisme d’épargne pris dans la tenaille de l’inflation continuelle et de la
fiscalité à but politique, renforcée par des mesures de spoliation plus ou
moins déguisées. La tendance actuelle peut se résumer ainsi : exproprier
l’épargne des activités dont elle a couru les risques de création et lui
laisser le secteur des activités encore trop incertaines et aléatoires, avec
certitude, dans le cas de réussite, ou d’impôts dévorant les résultats ou
de-nouvelles expropriations. Autrement dit, nationaliser les bénéfices certains
et laisser les risques à l’initiative privée, chargée de tirer les marrons du
feu pour les autres. Nous doutons que cette formule s’avère très populaire, ni
très efficace en ce qui concerne la prospérité économique du pays. Déjà de
nombreux entrepreneurs capitalistes refusent d’augmenter leur activité
personnelle, car l’accroissement de revenus qui en résulterait serait, par le
jeu des impôts progressifs, dévoré sans profit pour eux-mêmes. Lorsque les
épargnants auront compris qu’ils ne courent de risques, de plus en plus
importants, que pour un bénéfice de plus en plus incertain, ils s’abstiendront.
Et cela, d’autant plus si activité devient, comme ce fut le cas pour ces
dernières années, synonyme de destruction ou d’avarie du capital risqué. Et
quelles seront leurs réactions pratiques ! L’épargne certes constitue un
acte habituel à de nombreuses couches de la population française. Le Français
est un épargnant né. Et il semble improbable à beaucoup qu’une telle hérédité
puisse beaucoup évoluer. Peut-être, mais encore faudrait-il pas trop se fier
aux données du passé. Il est bien peu de jeunes, et même de plus âgés, qui
croient encore aux vertus de l’épargne. Et ce qui confirme cette évolution,
c’est l’ampleur de plus en plus grande que prennent les dépenses inconsidérées,
que d’aucuns qualifient de purs gaspillages et qu’on peut observer partout,
même dans des régions réputées de toujours pour leur parcimonie. Aujourd’hui,
l’hypothèse de la disparition de l’épargne par refus d’épargner ne peut plus
être exclue. Et, sans en aller jusqu’à cette extrémité, il est possible, pour
ne pas dire probable, que l’épargne, dégoûtée à juste raison de son expérience
capitaliste, ne revienne à ses méthodes d’autrefois de thésaurisation plus ou
moins occultes. La fiscalité actuelle n’a rien à envier à celle de l’ancien
régime ; il est probable que les mêmes causes produiront les mêmes effets.
Avec toutes les conséquences économiques, sociales et politiques que cela
comporte. Si, à cet égard, les mouvements de capitaux de la Caisse d’Épargne et
similaires semblent encore rassurants, la persistance des prix invraisemblables
atteint par l’or au marché libre l’est beaucoup moins. À un niveau de prime
pareil, il ne peut plus s’agir seulement d’assurance monétaire. Alors
quoi ?
Marcel LAMBERT.
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