Il passe, en France, trois espèces de bécassines : la
bécassine ordinaire, sa petite sœur, la bécassine sourde, et la bécassine
double. La sourde, qui se lève difficilement ou glisse entre les pattes de
votre chien, est un oiseau pusillanime. Lorsqu’elle prend son vol, celui-ci
ressemble, par ses hésitations, à celui d’une chauve-souris. Si vous la tirez
et que par malheur vous la manquiez, il arrive qu’elle tombe comme blessée à
mort, mais elle se porte comme un charme, et il vous sera souvent bien difficile
de la relever. Je ne dis pas qu’elle soit immanquable, loin de là, mais son tir
est moins attrayant que celui de sa grande sœur, dont le départ si magnifique
et les crochets sont si déconcertants pour le jeune tireur. Oui, la bécassine
ordinaire n’a rien d’ordinaire, elle est distinguée, nerveuse, c’est le pur
sang du marais. Quant à la bécassine double, elle constitue, par sa rareté dans
nos contrées, un beau trophée, mais elle part de près, et son vol rectiligne
est moins difficile que celui des deux autres bécassines. Dieu sait si j’ai
traîné mes bottes pendant vingt-cinq ans, dans bien des marais de France !
J’avoue n’avoir jamais fait connaissance avec cette double bécassine, et je le
regrette, puisque je ne puis parler d’elle que par ouï-dire.
La chasse à la bécassine ordinaire est-elle la reine
des chasses ? Toutes les chasses sont reines. Mais il me semble que celles
qui présentent le plus de difficultés dans l’action et dans le tir doivent
provoquer la plus grande passion. La « grande mademoiselle » est de
tous les oiseaux celui dont le départ est le plus nerveux et le plus imprévu.
On peut chasser les bécassines au chien d’arrêt dans les
prés inondés ou les tourbières d’un grand marais. On peut, si le niveau d’eau
le permet, les chasser à l’approche en bateau plat. Enfin, la chasse d’affût à
la passée ou la chasse au cantonnement vous feront passer des moments rares.
C’est surtout en Brière, dans le grand marais que j’aime
tant, que j’ai fait mes plus belles chasses de bécassines. Je me souviendrai
toujours, dans les moindres détails, de cette journée admirable du 1er septembre
1930. Pour moi, journée de record. On m’avait signalé un cantonnement très
important de bécassines dans le centre du marais. C’était un été de grande
sécheresse, les bécassines s’étaient entassées dans les dépressions humides de
la mare aux Canettes. Je me mets en route à 7 heures du matin. Le chemin
est rude et le soleil cuisant. Il faut, pour arriver à la dépression, traverser
une très large bande de roseaux. La marche est très fatigante, mais l’espoir me
soutient. Deux ou trois fois, je trébuche dans les lianes ou enfonce dans le
noir mou de la tourbière ; les hauts roseaux, la chaleur et les
moustiques ! je m’en passerais bien volontiers, en ces moments
d’efforts ! Une petite station. Je suis en nage. Hardi ! et la marche
éreintante reprend. Enfin les bécassines commencent à circuler. Les petits vols
sillonnent le ciel. Nous y sommes ! La dépression de tourbe noire est
devant moi. Cent cinquante hectares environ. Je m’assois quelques secondes pour
reprendre haleine. Un petit vol de bécassines passe au-dessus de ma tête. Je
tire, une bécassine tombe. Crac-Crac ! Quinze cents bécassines et un
volier de sarcelles se lèvent dans la dépression, vision féerique ! Je me
mets à l’affut dans une touffe de joncs. Attente de quelques minutes.
Évidemment, les sarcelles sont parties vers la Loire. Mais voici les premières
bécassines qui reviennent par petits groupes. Elles font le tour de la
dépression, passent en battue, ou rasent la vase comme des éclairs. Je tire, je
tire, je tue et aussi je manque ! Quelle variété dans le vol. Le ciel est
sillonné de vols de 12 à 15 oiseaux qui vont, viennent, virent ici,
montent là, ou piquent plus loin, parce que le cantonnement est trop bon. Le
ciel craque de partout. Quel souvenir en mon cœur de vieux chasseur ! (Je
n’ai pas dit de chasseur vieux, le cœur d’un chasseur n’est jamais vieux.)
Sans doute le tir de la bécassine en cette journée
exceptionnelle était-il relativement plus flatteur avec des oiseaux arrivant
parfois en battue. Mais il y avait tant de variétés dans le vol, tant d’allures
bizarres, tant d’angles divers ! Des montées brutales, des piqués en
pointe, des bécassines qui en plein vol recherchaient l’endroit de pose ;
m’apercevant, elles s’élevaient en crochetant, comme en un nouveau départ.
Mon vieil ami Henri Lawton, qui dans ma jeunesse, m’a
initié aux émotions de la chasse à la bécassine dans les marais de Bordes,
était, avec ses frères, l’égal des plus grands tireurs de ce gibier capricieux.
Nous l’avons vu s’éteindre pendant la guerre, et notre amitié est restée
fidèlement attachée à son souvenir. Parmi les nombreux poèmes sur le marais
dictés par sa fine sensibilité, voici quelques vers inédits qu’il a intitulés
tout simplement : La Bécassine.
La reine du marais, c’est la dame au long bec.
La dame aux mouvements gracieux, svelte et fine,
Que suit, page charmant escortant sa cousine,
Le joli nain rusé, l’introuvable rebec.
Vénus naquit des flots, raconte un mythe grec.
Quand le brouillard, traînant son écharpe argentine,
Passa sur le premier marais, la bécassine
S’en envola, lançant son cri bizarre et sec.
Nous aimons la chercher, nous aimons la poursuivre,
Quand le matin d’automne a saupoudré de givre
L’herbe, les joncs raidis gui craquent sous nos pas.
Nous aimons à la voir, capricieuse, leste,
S’envoler et monter, et puis fléchir là-bas
Tout à coup, foudroyée en sa course céleste.
Nous avons, Henri Lawton et moi, chanté la bécassine, le
plus élégant des coups de fusil. Pour en terminer, et pour glorifier encore la
demoiselle au long bec, je vous dirai à la manière de Belon : « Elle
est fournie de haulte graisse, qui réveille l’appétit endormi, provoque à bien
discerner le goût des francs vins ; quoi sachant, ceux qui aiment le bien
manger en tirent profit pour se faire bonne bouche. » Je suis sûr que
c’est aussi votre opinion.
Jean DE WITT.
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