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Souvenirs de chasse en Roussillon

Départ pour la chasse à l’isard

Dans le courant de 194., j’eus l’occasion de faire la connaissance d’un propriétaire des Pyrénées-Orientales qui jouit de la réputation bien justifiée d’être un fin tireur, excellent chasseur d’isards et montagnard au pied sûr.

Il habite une métairie isolée au milieu des vignes et vers laquelle j’aimais orienter mes promenades.

L’ensemble de la propriété présente l’aspect d’une oasis fraîche et verdoyante ; une allée de gros mimosas encadre le chemin qui conduit, de la route, au mas noyé parmi les platanes et tilleuls centenaires.

La façade de la maison d’habitation des maîtres est envahie par de la vigne grimpante et des glycines aux grappes violettes et bleues qui laissent tout juste libres la porte d’entrée et les fenêtres. Une nuée de pigeons, des pintades et de nombreux autres volatiles de basse-cour prennent leurs ébats dans une cour ombragée, fraîche et proprette. Le soir, à la tombée de la nuit, les pintades vont se percher sur les branches d’un gros arbre du haut desquelles elles font entendre un caquetage assourdissant, dont le concert bruyant n’est pas sans surprendre le visiteur qui l’entend pour la première fois.

Les habitants ne sont pas moins accueillants et sympathiques que les lieux, les bêtes et les choses sont engageants, et il faisait vraiment bon, sous la tonnelle, parler chasse et souvenirs de guerre avec le propriétaire, d’autant plus que, chaque fois, il n’avait garde de déboucher une fine bouteille de cet excellent et tendre grenache des Aspres ou de muscat de Baixas.

Nous sympathisâmes vite, Aug. ... B ... et moi ; vrai type du Catalan de pure race, sec de corps, de taille moyenne, les traits fermes et accusés, avare de paroles, peu démonstratif et cependant le cœur sur la main, indulgent et charitable aux autres, dur pour lui-même, tel est le compagnon qui s’offrait pour m’initier à la chasse à l’isard.

À mille kilomètres de distance, je retrouvai en lui bien des particularités qui caractérisent les vieux Lorrains des marches de l’Est, ce qui fait dire que les habitants des frontières : Basques, Catalans, Lorrains, etc., ont, par atavisme, des traits communs ... mais je m’aperçois que je m’éloigne de mon sujet, et cependant la place m’est mesurée.

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Par un après-midi de septembre, Aug. ... B ..., A ... M ..., autre grand chasseur, et moi, prenions la route qui, de Perpignan, conduit à Puigcerda par Prades et Mont-Louis. Dès que l’on dépasse Vinça, le pays change d’aspect ; on quitte le Roussillon pour le Conflent, la route commence à faire des lacets, elle coudoie ou surplombe le lit de la Têt et contourne les pentes nord du massif du Canigou, laissant Vernet-les-Bains et la magnifique abbaye de Saint-Martin sur notre gauche. La voie normale du chemin de fer, jusqu’à Villefranche-de-Conflent, suit la route, tantôt à droite, tantôt à gauche ; la vigne se fait de plus en plus rare, elle s’accroche encore, de-ci de-là, aux revers des coteaux bien exposés au soleil ; en revanche, les pommiers, cerisiers et poiriers, qui sont assez rares en plaine, se multiplient ; les champs de pommes de terre, de maïs et céréales, apparaissent partout où il y a de la terre cultivable. Dans des petites vallées étroites, perpendiculaires à la rivière, des ruisseaux serpentent, arrosant une herbe épaisse et grasse, émaillée de fleurs de toutes couleurs.

Après Villefranche, l’aspect change encore ; c’est la montagne presque aride ; la route grimpe sérieusement, et le chemin de fer à voie étroite est à crémaillère jusqu’à Mont-Louis. Il se faufile et s’accroche au flanc de la montagne, où ses amusantes petites voitures disparaissent, fréquemment happées par des tunnels faits à leur taille.

Quelques kilomètres avant d’arriver à Mont-Louis, nous quittons la grand’route pour gagner, à gauche, un petit hôtel thermal blotti dans une anfractuosité de rocher et d’où jaillit une source d’eau chaude. C’est là le but de notre première étape, où nous devons dîner et prendre quelques heures de repos, avant de nous attaquer à la montagne. Nous ne sommes pas à 900 mètres d’altitude, et demain nous devons chasser à la cote 2.800.

Levés à 3 heures, équipés le plus légèrement possible, lestés d’un frugal repas, nos sacs à provisions bien garnis, nous quittons en pleine nuit l’hôtel encore endormi.

N’ayant ni la connaissance des lieux, ni l’expérience de la montagne de mes coéquipiers, je me laisse guider, me contentant d’emboîter le pas à celui qui me précède, éclairé par la torche électrique de celui qui ferme la marche.

Pendant un moment qui me semble assez long, nous côtoyons un ravin escarpé, au fond duquel court et mugit un torrent dont le bruit assourdissant couvre nos voix ; le sentier rocailleux et étroit que nous suivons va sans cesse grimpant.

Après une demi-heure de marche, nous abordons un petit village : c’est le dernier avant la frontière espagnole. Pas une lumière n’apparaît, les habitants sont encore endormis, aucun bruit ne s’élève, sauf celui que font les chaînes des vaches dans les étables et les aboiements de quelques chiens vigilants qui signalent notre présence. Un kilomètre après le village, nous atteignons les ruines d’un vieux château féodal dont les épaisses murailles, encore imposantes, présentent par place quelques créneaux, meurtrières et mâchicoulis que l’on dirait intacts, ce qui donne à l’ensemble, vu dans la nuit qui commence à peine à pâlir, un aspect de force qui, comme une ombre, disparaîtra avec le jour. Tel qu’il apparaît, ce témoin des temps anciens semble encore vouloir interdire l’accès de la montagne et de la frontière, comme autrefois il interdisait l’accès de la vallée au Maure envahisseur. Pour moi, qui le vois pour la première fois, j’en ressens au passage quelque mélancolie.

Dès les ruines passées, nous attaquons vraiment la montagne, dont nous longeons le flanc par un sentier parsemé de pierres roulantes, aux marches effritées, aux lacets brusqués, surplombant de plus en plus le fond de la vallée, qui, à chaque pas nouveau, se creuse et s’éloigne. On longe ensuite une paroi de roche zébrée de marbre ; un moment elle surplombe même le chemin, l’assombrissant encore. Dans le jour naissant, des cascadelles scintillantes ruissellent de tous leurs filets d’argent et nous enveloppent de leurs gouttelettes irisées. Plus loin, la montagne cesse de nous oppresser et fait subitement place à des pentes plus douces garnies d’une végétation magnifique ; l’herbe y est drue, c’est là que, dans quelques heures, le troupeau du village viendra paître et égayer la montagne de ses sonnailles cristallines. Le contraste est d’autant plus frappant que le jour est apparu.

Enfin, vers 7 heures, nous faisons halte en bordure des sapins ; nous sommes au seuil du domaine des isards, qui, peut-être, nous épient déjà. On sort les thermos et les casse-croûte, on déjeune en silence sans allumer de feu, quoique la nuit ait été fraîche ; heureusement que le café est encore chaud, ce qui nous ragaillardit sérieusement.

De là, J ... N ... nous quitte pour gagner le sommet des crêtes et pousser droit devant lui, face au sud, en direction de la frontière, vers la cote 2800. Aug. ... B ... et moi continuons notre route, contournons la montagne pour revenir au-devant de notre camarade, par les éboulis, en sens inverse. La manœuvre doit prendre toute la journée, car la marche sur les crêtes, dans les rochers, est lente et pénible.

Après avoir fait de nombreux détours dans la vallée, imposés par les seuls caprices d’un ruisseau dont l’eau glacée tempère heureusement la chaleur croissante, nous arrivons, vers 10 heures, en un point situé à 3 kilomètres de la frontière. Je m’arrête pour me reposer un instant ; pour un novice, l’effort a été sérieux. À l’endroit où nous sommes arrêtés pour souffler, la montagne offre de ce côté une muraille abrupte. Seule se dessine une coulée d’où descend, depuis le sommet, une moraine recouverte de glace. Je juge l’endroit propice et décide d’y établir mon poste. La perspective de me remettre en route ne me sourit guère. Heureusement, Aug. ... B ... a pitié de moi et me dit : « Mon commandant, je n’ai pas de conseils à vous donner, mais je crois que vous feriez bien d’essayer de me suivre ou de monter plus haut dans les éboulis, car ici le poste n’est pas fameux. Je connais la montagne depuis près de quarante ans et n’ai jamais vu passer un isard à cet endroit. En tout cas, si nous ne vous trouvons pas là-haut, nous repasserons par ici en fin de journée. Bon courage ... et bonne chance !

C’est ainsi que je restai seul, confiant dans le résultat d’une journée que je marquai d’un caillou blanc et dont, chers amis chasseurs, je vous donnerai des détails dans un prochain article.

Commandant L. C ...

Le Chasseur Français N°610 Octobre 1946 Page 280