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Le lancer léger

L’alose

Il y a une légende qui court : « L’alose ne mord pas à la ligne. » Cela est absolument faux.

Si nous pouvions pêcher au moment où passent les aloses, nous en prendrions des quantités.

Seulement, leur montée a lieu en avril-mai, au moment où la pêche est fermée presque partout en France, du moins pour les pêcheurs à la ligne — je n’ai jamais très bien compris pourquoi. Car, enfin, le poisson en train de frayer ne manque pas, et la ligne ne peut le détruire. Et, quand on donne aux professionnels du filet l’autorisation de pêcher les aloses en grand à ce moment-là, il faut être bien naïf pour se persuader qu’ils ne prendront pas autre chose. C’est pourtant le cas, et les aloses sont capturées en masse aux filets, barrages et autres engins.

Or l’alose est une espèce nettement en voie de disparition. Et, si cela continue, les professionnels ne la pécheront plus dans dix ans, parce qu’il n’y en aura plus, non plus que de saumons.

Le ravitaillement, qu’on nous objecte toujours, n’y gagnera certainement pas.

Tandis que, si la ligne seule fonctionnait, il y aurait, bien entendu, un gros fléchissement dans le rendement les premières années. Ce serait très heureux : on ne reconstitue pas un capital sans faire de sévères économies. Mais, une fois le capital ressuscité, le revenu s’accroît vite, et les pêcheurs à la ligne mettraient sur le marché beaucoup plus d’aloses qu’il n’en existe actuellement.

Je n’en veux pour preuve que ce qui se passait ces dernières années dans certains départements méridionaux où un certain laisser-aller avait amené, en douce, les préfets à tolérer la pêche à la ligne le dimanche, mesure contre laquelle je n’élèverais pas la moindre objection s’il n’y avait les nids d’oiseaux à respecter le long des berges. Dans les rivières du Sud-Ouest et aussi dans l’Ariège, les captures au lancer léger et lourd étaient extrêmement nombreuses.

Pour ma part, n’opérant pas dans ces régions, j’ai dû jadis (il y a prescription, je peux le raconter) faire un coup de braconnage en amont de Lyon, dans le Rhône (exactement au Trou-à-Victor, dont mon ami de Boisset parle dans son délicieux bouquin sur l’omble), pour voir si vraiment l’alose ne mord pas à la ligne. Avec un petit devon lourd en étain, fabriqué par moi et manœuvré très lentement et très près du fond, j’en ai rempli un grand panier. J’en ai gardé deux pour moi et distribué les autres dans une ferme voisine.

Autre exemple. — À la fin de la guerre de 1914, un forestier de mes amis, mobilisé à Rouen, pêchait, le jour de la fermeture, au dernier barrage aval de la Seine. Il vit une petite perche suivre sa cuiller, qui était de taille moyenne. La supposant trop grande, il l’échangea contre une très petite, et, pêchant bas et lentement dans les bouillons, il se mit à accrocher, coup sur coup, une si grande quantité de grandes aloses de 2 à 4 livres qu’il en distribua à toute la population assemblée sur le barrage, tout en gardant pour lui un plat copieux.

Il n’est pas douteux que, si l’on pêchait dans les remous de la Loire, par exemple, en fin avril-mai, avec de petites cuillers longues, argentées, manœuvrées avec lenteur, irrégularité et le plus bas possible, on prendrait des aloses tant qu’on voudrait.

Il n’est peut-être pas inutile de vous expliquer un peu ce qu’est l’alose, et quelles sont ses mœurs.

L’alose est un poisson de mer, comme le saumon. Elle ne monte en eau douce que pour frayer. Elle s’y épuise, et la plupart des mâles et des femelles meurent après le frai. La pêche ne peut donc prélever que des reproducteurs n’ayant pas encore accompli leur fonction. D’où la nécessité de limiter le nombre des captures, si on veut éviter la destruction totale de l’espèce.

L’alose est un clupéidé, c’est-à-dire qu’elle fait partie de la même famille que les harengs et les sardines, qui sont aussi des migrateurs, mais ne quittent jamais, eux, les eaux salées.

En fait, l’alose est une gigantesque sardine ; ces deux poissons sont extrêmement semblables. Mais, alors que la seconde ne dépasse pas le quart de livre, la première dépasse parfois six livres.

Il y a deux espèces d’aloses. L’alose proprement dite et l’alose finte, dite par les pêcheurs marins « convert » ou « jaguine ». Cette dernière ne grandit pas autant et ne présente pas, en arrière de l’opercule, les trois ou quatre taches noires qui marquent la cuirasse blanc et argent de l’alose vraie.

Celle- ci est beaucoup plus charnue, moins plate que la finte, tout en restant tout de même bâtie « en lévrier ». La tête de ces poissons a un aspect très spécial : courte, avec un gros œil rond et une bouche énorme et dégoûtée, la lèvre inférieure très prognathe. Aucun de nos poissons d’eau douce ne lui ressemble.

Quand elle n’est pas encore épuisée par le frai, elle est extrêmement musclée et vigoureuse et combat de très excitante façon lorsqu’elle est accrochée.

C’est un poisson très savoureux, malgré ses arêtes abondantes. Les riverains de la Loire ont d’admirables recettes pour la cuire longuement avec de l’oseille.

L’oseille a, paraît-il, la propriété d’attendrir les arêtes et de les faire presque fondre. Le fait est qu’on ne les sent presque pas et que la dégustation de ces gros poissons est un régal.

Les aloses frayent dans des eaux moins froides que celles qui sont nécessaires au saumon. Aussi, ne remontent-elles pas aussi haut que lui dans les bassins de nos fleuves. On voit fréquemment, à l’ouverture, en Loire moyenne, les grands cadavres efflanqués, aux têtes énormes et plates, des reproducteurs épuisés, et j’avoue m’en être largement servi, faute d’autres « matières premières », pour la fabrication des asticots. Le transport était un peu répugnant, mais « faut c’qui faut ». J’enfilais une branche dans l’ouïe du cadavre, et en route pour l’asticotière.

Et les jeunes alors ! Elles descendent à la mer toutes petites. Elles n’en remonteront que pour la ponte. Dans les estuaires maritimes, elles pullulent, et on n’en prend que trop, tant au ver (néréide) qu’à la queue de crevettes, en pêchant mulets et prêtrots.

En eau douce, il est assez rare d’en prendre à la ligne, et, bien entendu, le devoir de tout pêcheur consciencieux serait de les délivrer avec respect et de cesser de les persécuter, mais encore faudrait-il savoir la reconnaître.

Un jour, trois pêcheurs étaient venus dans mes parages, cherchant à faire une friture d’ablettes. Or le fleuve était gonflé d’une petite crue, et il sifflait une bise du nord-est absolument prohibitive. Je rencontrai deux des confrères sur le point d’abandonner la partie, alors que moi-même, au lancer léger, j’étais bredouille. Mais, le soir, on me raconta qu’ils étaient tombés sur un banc de « drôles d’ablettes » (sic) et en avaient fait une rafle énorme. Au moins six livres. Mon voisin leur avait demandé deux de leurs captures et me les apportait dans son mouchoir, aux fins de détermination. C’étaient, à n’en pas douter, des aloses.

Six livres de poissons de dix centimètres, c’est-à-dire de dix grammes environ, quelle destruction !

Or ces pêcheurs étaient de bonne foi.

Que conclure ? Je vais encore me faire symboliquement arracher les yeux, mais je dirai franchement que l’ignorance des pêcheurs ne devrait pas être une excuse.

A. ANDRIEUX.

Le Chasseur Français N°610 Octobre 1946 Page 289