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La pêche à la mouche

Le sillage

Le sillage est ce phénomène, réputé désastreux, qui provoque une fuite progressivement rapide de la mouche sur l’eau. Dans cette course insolite, la mouche trace à la surface de l’eau un sillon visible en eau lisse, d’où sans doute le nom de sillage. Il est dû à l’influence de courants de forces inégales sur l’ensemble de la ligne. Quelquefois même, c’est le résultat de la force du courant n’agissant que sur une partie seulement de la ligne.

Supposons une partie de la rivière dans laquelle le courant diminue progressivement de force depuis A jusqu’à B, où le courant est nul. Que se passe-t-il si je lance la mouche en B ?

Le courant y étant nul, la mouche reste sur place, tandis que le courant, augmentant progressivement de force, fait prendre à la ligne une direction courbe ; elle se tend sous la force des courants A’, A’’, A’’’, et finalement se place suivant P A, P étant le pêcheur. La ligne étant fixe en P, c’est le point M qui se déplace avec une vitesse croissante en décrivant une courbe.

Si cette manœuvre est considérée comme néfaste par les pêcheurs de truite, elle n’est pas toujours à rejeter au sujet de la vandoise et du chevesne. J’ai obtenu, grâce à elle, des succès inattendus, et ce n’est pas d’emblée que j’en ai discerné la cause. Je veux dire que, dans bien des cas, la mouche travaillait en sillage à mon insu. Je croyais pêcher en dérivant, c’est-à-dire ligne tendue suivant la ligne droite, tandis que ce n’était pas le cas, et le sillage provoquait les touches toujours identiquement, au même endroit, dans le même temps, pour la même place. C’est en changeant de place que je me suis rendu compte du fait pour la première fois. Ceci remarqué, mon observation a fait des progrès rapides, et c’est volontairement, ensuite, que j’ai recherché des coups de ce genre.

Il arrive souvent que le poisson ne mord pas sur des coups à courant régulier, en dérivant, tandis qu’il saute sur la mouche qui part ou qui est en sillage. J’explique ceci en disant que l’accélération de la vitesse de la mouche en sillage rend la mouche vivante. C’est l’éphémère qui fait un nouvel effort pour s’envoler, la phrygane qui se débat et file, le petit alevin qui s’enfuit éperdument, etc., ce qui excite la voracité du poisson et le fait se précipiter sur la mouche.

J’ai souvent observé aussi que, par petite éclosion sur un courant faible et régulier, les insectes qui passent régulièrement, immobiles sur l’eau, ne sont pas toujours pris, tandis que la mouche qui décrit un mouvement différent plus rapide et inégal est saisie. Autrement dit, si vous ne constatez pas de gobage sur une place où vous voyez passer des insectes, il ne s’ensuit pas que vous n’aurez pas de touche. Si étrange que cela paraisse, les moucherons seront dédaignés, mais la mouche sera prise. Ce fait est analogue à celui du sillage.

Voici un exemple de coup à sillage. Le pêcheur se trouvant en P, dans la rivière, lance au ras de la rive opposée. Cette rive présente un angle coupant le courant et donnant lieu à une partie molle — hachures. Les flèches représentent le courant de force inégale ; le trait pointillé, le parcours de la mouche intéressant. De M à M’, la mouche est animée d’un mouvement très lent, tandis que le courant tend la ligne ; à partir de M’, la mouche accélère progressivement son sillage ; à partir de M’’, la mouche travaille normalement en dérivant régulièrement. Les touches se produisent de M à M’’, le plus souvent en M’. Des parcours de mouche différents, mais semblables, peuvent s’obtenir en lançant de A à B en M1, M2, M3, etc. C’est presque toujours au départ du sillage que se produit la touche.

J’ai fait la preuve, sur ce coup, que les touches sont bien dues au sillage en allant me placer en P1. De ce point, je n’avais plus de sillage, les vandoises étaient toujours là, mais je m’avais pas de touche ; il me suffisait de revenir en P pour recommencer à les prendre.

La partie molle peut se trouver derrière un rocher, un arbre noyé, etc., mais on peut aussi avoir un sillage producteur de touches sur le bord d’une rive rectiligne. Il suffit que le courant aille en diminuant. Certains remous aussi produisent des sillages insoupçonnés et complexes. Dans les gouffres, par exemple, le sillage peut être très compliqué. Soumise à l’action des vagues variables, mais à fréquence régulière, ou alternées, la mouche prend quelquefois au début une allure normale et droite, puis se précipite, se ralentit, trace une courbe élégante en se rapprochant du pêcheur, remonte le courant, s’arrête et enfin repart. Cette manœuvre de la mouche, tout à fait indépendante du pêcheur, qui n’a qu’à soutenir sa ligne après l’avoir lancée en amont sur la vague, a pour effet irrésistible de provoquer la touche, surtout au moment où la mouche va remonter le courant ou s’arrêter. Il se produit là, naturellement, un travail de la mouche que le plus habile pêcheur ne saurait obtenir. Au delà d’une certaine vitesse de la mouche, le sillage est inopérant. Le poisson n’est pas anormalement effrayé, contrairement à ce que l’on pense, mais il renonce à la poursuite.

En tout cas, réfléchissons à nos succès, demandons-nous pourquoi nous avons réussi en telle circonstance ; ne nous attribuons pas trop vite tout l’honneur du succès et avouons humblement, mais profitablement, que, bien souvent, il est dû non pas au hasard, mais à des circonstances favorables imprévues. À nous de les noter pour, à l’avenir, en tenir compte. Et c’est ainsi que nous progresserons.

P. CARRÈRE.

Le Chasseur Français N°610 Octobre 1946 Page 290