L’abeille, a dit Chateaubriand, est l’avant-garde du
laboureur. On a dit aussi qu’elle était la poésie de l’agriculture. En plus du
côté agréable, il y a également l’utile. La vérité est qu’agriculture et
apiculture vont de pair et sont comme deux branches de la même industrie. C’est
qu’en effet cultivateurs, horticulteurs, arboriculteurs ont tous le plus grand
intérêt à ce que l’apiculture soit prospère : la disparition de l’abeille
serait pour eux une vraie catastrophe, car le rôle de nos butineuses dans la
fertilisation des plantes est tellement important que rien ne pourrait le
remplacer.
La production du miel et de la cire, dont on ne saurait trop
apprécier le prix, suffirait à nous inciter à la culture de l’abeille ;
mais ces précieux produits sont peu de chose en comparaison des services que nous
rendent nos insectes mellifères en fécondant les fleurs. C’est à elles que nous
devons principalement les graines et les fruits.
On a été longtemps sans se rendre compte du concours apporté
par l’abeille à l’agriculture : on ne voyait en elle que la « mouche
à miel ». Aujourd’hui, son rôle est mieux connu, et l’abeille est
considérée, avec raison, comme l’auxiliaire indispensable de l’agriculteur.
Nos aïeux aimaient l’abeille. Ils ignoraient pourtant les
services qu’elle rend à l’agriculture, et ils ne lui demandaient que leur
provision de miel et de cire. Dans chaque exploitation agricole, et souvent
dans chaque jardin, il y avait des ruches. Chose étrange ! de nos jours, où
l’élevage des abeilles est devenu une source appréciable de revenus et est regardé
justement comme étant de première importance pour la production des graines et
des fruits, le nombre des ruches a beaucoup diminué, alors qu’il aurait dû
doubler et tripler, pour mieux assurer la fécondation de nos cultures et
retirer de nos floraisons mellifères tout le profit qu’elles peuvent donner.
Si, en notre pays, le produit direct des ruches se chiffre
par millions, la récolte des semences et des fruits, dont nous sommes
redevables indirectement aux abeilles, peut, sans exagération, être évaluée à
cinq fois plus. On peut donc dire, après cela, que ce devrait être un devoir
pour les habitants de nos campagnes de cultiver l’abeille, afin d’assurer la
fécondation croisée nécessaire à la majeure partie des plantes et bienfaisante
pour toutes.
Sans doute, les abeilles ne sont pas les seules à opérer la
fertilisation des plantes, mais, parmi les insectes, ce sont elles qui y
contribuent le plus, parce qu’elles vivent en colonies nombreuses et qu’elles
déploient leur activité dès les premiers beaux jours, alors que les autres
familles d’hyménoptères ne sont pas encore développées. En outre, si l’on
considère que l’abeille est merveilleusement outillée pour opérer la
pollinisation des fleurs, grâce à sa langue qui pénètre au fond des corolles,
grâce à ses pattes garnies de poils qui peuvent transporter la poussière
fertilisante, on n’aura pas de peine, en voyant son incessante ardeur au
travail, à se convaincre de l’importance de son rôle. De plus, les abeilles sont
d’autant plus ardentes à la recherche du pollen qu’elles en ont besoin pour
élever leur progéniture, et, en volant de fleur en fleur pour y puiser le
nectar, elles transportent d’une fleur à l’autre le pollen qui assurera à la
plante sa productivité.
On a calculé que, parmi les insectes qui peuvent être des
agents de pollinisation, il y a 88 p. 100 d’abeilles mellifères et
seulement 5,5 p. 100 d’abeilles sauvages, et 6,5 p. 100 de mouches
diverses, guêpes, fourmis, etc.
Une abeille visite en dix minutes au moins une centaine de
fleurs, et une colonie moyenne peut envoyer au butinage 10.000 ouvrières,
qui, en faisant dans un jour 40 sorties, visiteront chacune 4.000 fleurs,
ce qui, pour les 10.000, fera 40 millions de fleurs visitées. Ceci pour
une seule ruche. Multipliez ce chiffre par le nombre de ruches existant en
France, et vous aurez des billions de fleurs visitées par nos butineuses. Et, à
supposer qu’une visite seulement sur cent procure la fécondation de la plante,
on aura, par jour, des milliards de graines et de fruits procréés par les
abeilles. L’apiculture est donc bienfaisante pour tous, puisqu’elle est une
source de richesse nationale et qu’elle contribue à la prospérité générale.
Aussi, tous ceux qui s’intéressent à la production agricole
devraient avoir des abeilles. C’est un élevage aussi intéressant et aussi
productif qu’un autre et qui, en dehors des agréments et des profits qu’il
procure, concourt puissamment, dans un rayon de 4 kilomètres, à la
fertilisation des cultures fruitières, fourragères et potagères.
Bien rares ceux qui ne possèdent un verger ou quelques
arbres à fruits, à la ville comme à la campagne. Eh bien ! on peut dire,
en toute vérité, que c’est aux abeilles que nous devons nos plus beaux fruits.
Les pomologistes américains le savent bien aussi ; lorsqu’ils n’ont pas de
ruches à eux, ils en louent aux apiculteurs pour les installer, à la saison des
fleurs, au milieu de leurs vastes plantations fruitières, afin d’en assurer la
fructification, et ils constatent que, grâce aux abeilles, ils obtiennent des
récoltes infiniment supérieures, en quantité et en qualité, à celles qu’ils obtenaient
avant d’avoir recours à ce procédé, ce qui leur a fait dire que l’abeille est
leur meilleure collaboratrice.
En résumé, sans l’abeille, nous verrions bientôt dépérir le
règne végétal, sinon complètement, du moins dans ce qu’il a de plus excellent
et productif.
Sans l’abeille, nous verrions disparaître, en moins d’un
siècle, la plupart de nos plantes utiles. Sans l’abeille, nos prairies artificielles
et autres cultures deviendraient stériles. Qui ne sait qu’en Australie, lorsque
fut introduit le trèfle, celui-ci ne donna pas de semence jusqu’à ce qu’on eût
importé des abeilles qui opèrent la fécondation ?
Sans abeilles, enfin, nous n’aurions presque pas de fruits,
et ceux qu’on obtiendrait encore, grâce aux autres insectes, seraient de
malingre apparence, parce qu’imparfaitement fécondés.
Nous sommes donc redevables, au delà de ce que nous pouvons
imaginer, aux diligentes ouvrières de nos ruches, qui sont aussi d’excellentes
ouvrières travaillant, sans rétribution, au profit de nos cultivateurs. Sic vos,
non vobis, mellificatis, apes. Et ce n’est point exagéré de dire que les
amis des abeilles se livrant à leur culture devraient être légion. Le célèbre
agronome, romain Columelle ne disait-il pas que, dans chaque ferme, ainsi que
dans tous les jardins et chez tous les cultivateurs, il devrait y avoir un apier ?
En un mot, l’apiculture devrait, partout, marcher de pair avec l’agriculture,
l’arboriculture fruitière et l’horticulture, qui ne peuvent que gagner au
contact des abeilles, et, pour mieux dire, ne sauraient se passer de leur
concours.
P. PRIEUR.
|