Que faut-il faire avec nos valeurs étrangères ? C’est
probablement la question la plus souvent posée actuellement aux conseillers
naturels de l’épargne. Et c’est probablement aussi la plus délicate à résoudre.
Nous laisserons volontairement de côté tous les éléments d’appréciation
découlant des règlements français sur les changes ou similaires. Les épargnants
et même les financiers sont hypnotisés, à tort, par ce seul côté de la
question. Nous ne le sommes beaucoup moins, car nous nous rappelons que la situation
était à peu près identique dans les années d’après 1918 et que, quelque temps
après, la circulation internationale des capitaux était rétablie. Aujourd’hui,
que nous l’admettions ou non, il nous est à peu près impossible de sortir du
pétrin économique dans lequel nous nous débattons sans l’aide des États-Unis.
Or ce pays, par la force des choses, ne peut être qu’adversaire de tout système
économique et financier de caractère autarcique, que cette autarcie soit dictée
par un nationalisme agressif, comme c’était le cas de l’Allemagne, ou par le
désir de poursuivre en vase clos des expériences politiques non viables sur le
plan international, comme Roosevelt le disait dans son fameux message ; « libre
circulation des hommes, des idées, des capitaux, des marchandises. » Si
nous ne voulons pas nous enfoncer peu à peu dans un magnifique isolement
générateur de misère, il nous faudra appliquer, un jour ou l’autre, ces
principes (tirés de la Charte de l’Atlantique), lesquels, dans notre domaine,
comportent obligatoirement le libre choix des placements.
Mais, si le côté purement français de cette question des
placements étrangers nous semble devoir s’arranger avec le temps, il n’en est
pas de même en ce qui concerne les pays étrangers d’investissement. Car, il faut
le reconnaître, l’honnêteté internationale, déjà bien malade avant guerre,
semble moribonde aujourd’hui. L’épargne française fut, pendant de nombreuses
années, une bonne vache à lait au service des pays besogneux en mal
d’équipement industriel ou militaire. Ce sont des centaines de milliards
— et de milliards or, ne l’oublions pas — que nous ont coûtés le
mirage de l’alliance russe ou l’amitié désintéressée des Turcs, Polonais,
Brésiliens, Argentins et autres. Milliards qui nous rendraient bien service aujourd’hui.
Mais non seulement il n’est pas question de nous en rendre même une partie,
mais encore, profitant de nos besoins urgents en changes étrangers, nous
oblige-t-on à accepter des accords financiers qui apparentent quelque peu notre
pays à Ésaü vendant son droit d’aînesse pour un plat de lentilles. Le Brésil,
la Turquie et quelques autres mauvais payeurs de toujours, après nous avoir
joué, pendant de nombreuses années, les airs variés de fundings, suspensions de
paiements, conversions, etc., nous font maintenant le coup du remboursement à
des conditions très particulières, comptant bien que la précarité de notre
situation économique amènera nos dirigeants à sacrifier l’avenir à l’immédiat,
tout en sacrifiant, une fois de plus, les légitimes intérêts de toute une masse
d’épargnants. Et, malheureusement, les événements semblent vouloir leur donner
raison.
Les Turcs, Brésiliens et autres ne sont que nos
amis ... platoniques, bien entendu. Les Anglais, eux, sont de vrais amis,
et même, paraît-il, des alliés. Mais des alliés qui ne confondent jamais deux
choses aussi différentes que la fraternité d’armes et le business. Car il
semble bien que nos amis de Londres, dont le portefeuille étranger a été
sérieusement éprouvé par la guerre, ne seraient pas fâchés de se remplumer
quelque peu en nous soulageant du fardeau de nos valeurs britanniques, surtout
sud-africaines, notre dernier actif vraiment important et de valeur certaine.
Espérons, et pour le pays, et pour les malheureux porteurs, que nos dirigeants
sauront voir la différence entre vendre et bazarder. Et que nos amis
d’outre-Manche seront « réalistes », ainsi que le disent certains de
nos confrères, plutôt embarrassés.
Tout cela, pour aussi désagréable que cela soit, ne sort pas
de ce qu’il est convenu d’appeler l’esprit réaliste des affaires. Autrement
grave est l’état d’esprit montré par certains pays sous le prétexte de
dépistage des avoirs allemands et dont les modalités d’application ne visent ni
plus ni moins qu’à déposséder sans aucun recours le possédant étranger de bonne
foi et dans l’incapacité de pouvoir effectuer telle ou telle formalité dans un
délai très court. Car Dieu sait si, dans l’Europe d’après guerre, les
impossibilités de justification rapide sont nombreuses. Que le nécessaire soit
fait pour dépister les vols de valeurs au porteur perpétrés, pendant la guerre,
par des Allemands ou par d’autres, rien de plus naturel. Mais décider que toute
valeur non régularisée dans un délai très court sera annulée au profit de
l’État qui édicte ces lois inacceptables est montrer un peu trop le bout de
l’oreille. Spolier des épargnants étrangers pour se rattraper en partie de ce
que les Allemands vous ont volé n’est pas d’une honnêteté parfaite. Et ce qui
rend cette nouvelle méthode de spoliation hypocrite particulièrement grave,
c’est qu’elle est pratiquée par des pays jusqu’ici de moralité hors pair, la
Hollande par exemple. Si cette nation, et quelques autres qui ont agi de façon
presque identique ne devaient pas d’ici peu rectifier leurs méthodes de soi-disant
contrôle, nous pourrions dire qu’une page de l’économie mondiale serait
définitivement tournée et que nous serions revenus, sous une forme différente,
mais avec des risques identiques, aux pires époques des temps passés, lorsque
fleurissait le droit d’aubaine.
Nous serions d’autant plus autorisés à professer une telle
opinion qu’il semble bien maintenant que certains accords fiscaux récemment
passés entre différentes administrations n’ont été conclus par plusieurs pays,
refuges internationaux par excellence des capitaux, que pour permettre certains
déblocages de comptes aussi peu réguliers vis-à-vis des accords signés
qu’avantageux pour les banquiers qui les effectuent. La moralité fiscale paraît
couvrir de bien étranges choses !
Toutes ces atteintes aux droits les plus élémentaires des
individus qui s’observent maintenant presque partout sont l’indice d’une
régression indéniable. Sommes-nous au fond d’une courbe temporaire ou à
l’aurore de temps nouveaux négateurs des droits individuels ? Autrement
dit, dans notre domaine relatif, que faut-il faire de ses valeurs
étrangères ? D’ici peu, les États-Unis nous donneront la réponse par la
façon dont ils débloqueront les avoirs étrangers « gelés » dans leurs
banques. Nous en reparlerons.
Marcel LAMBERT.
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