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Années de cailles

Le mois de septembre 1946 nous a valu quelques cailles, tandis que, l’année précédente, ce gibier délicat faisait presque entièrement défaut dans le Centre-Ouest où je chasse. Il y a donc des années de cailles, qui, si l’on en croit un ancien dicton, coïncideraient avec les années de paille.

Je crois que ce proverbe, agrémenté d’une consonance entre le nom du volatile sauvage et celui de la récolte qui l’abrite, tire son origine de la constatation, facile autrefois, d’une remise idéale et prolongée pour la caille, d’un couvert disparu de nos jours, les chaumes. Il faut remonter pour cela au temps des moissons faites à la faucille et laissant sur pied ces hauts, ces épais tapis brosses, parsemés de plantes adventives, garnis de grains, fournissant aux cailles, comme aux perdrix, abri et provende. Il me souvient d’avoir foulé, chasseur novice, quelques pièces de chaume. Les cailles y tenaient l’arrêt mieux encore qu’en tout autre endroit ; les perdreaux dispersés se levaient sous vos pieds. Ce n’est qu’une fois l’automne entamé que l’on arrachait les chaumes servant l’hiver de litière et de nourriture aux moutons dans les bergeries ; le moissonnage à la faux, puis aux machines, a supprimé ces pratiques. Et les cailles, oiselles gourmandes, très sensibles à la chaleur sèche comme au froid vif, nous quittèrent avant l’ouverture, lorsqu’un été brûlant amoindrissait leurs refuges : prairies artificielles, maïs fourragers, blés noirs, cultures touffues.

En principe, les années à cailles sont des années d’abondantes remises. Je pourrais en citer des exemples certains : 1896, pour mes débuts, en Berri ; 1899, en Beauce, en Sologne et dans l’Yonne ; 1905, en Bresse et dans le Vendômois ; 1908, en Franche-Comté ; 1920, en Saintonge ; 1926 et 1930, dans la plaine poitevine. En 1930, l’été, très pluvieux, fit différer la dernière coupe de nombreux champs de trèfle en Poitou, ce qui permit de tirer des cailles jusqu’en novembre et de réaliser des tableaux se rapprochant de ceux de nos pères.

Car il faut remonter loin pour connaître pareilles aubaines. Dans un charmant poème publié en 1896 et intitulé Les Plaisirs de la chasse au chien d’arrêt, un chasseur fervent, doublé d’un fin lettré, le comte Alfred de Sparre, déplorait déjà de

 ... donner une larme à la caille,
Ornement disparu de nos champs de bataille.

Et il ajoutait :

Au temps de ma jeunesse, elle arrêtait nos pas,
Blottie, et ménageait les jambes des papas.

Ce n’est donc pas d’hier que les années de cailles sont d’abondance très relative. Si même nous abordons la chasse des montagnes, dans le massif Central comme dans les Pyrénées, où la descente des cailles vers la plaine suit la coupe des moissons et permet aux chasseurs du cru de pratiquer, quelques jours durant, des sorties fructueuses, force est bien de constater que les cailles sont moins nombreuses qu’autrefois. J’ai recueilli ces échos dans le Velay, dans la Cerdagne, dans le haut Ariège.

Un séjour de six années à Royan, sur la route côtière des migrations, m’a certes procuré d’heureuses matinées de chasse, en septembre et même en octobre, lorsque, par vent du sud-est, les cailles passaient, au long du littoral. Ces passages parfois tardifs succédaient fréquemment à des exodes prématurés, comme ce fut le cas à l’ouverture du 24 août 1930, laquelle suivit de quatre jours seulement, en Saintonge, la fuite des cailles de pays par une malencontreuse saute de vent. Comment n’être pas vexé par de semblables déconvenues ? Je me vois encore partant avec cent cartouches de 8 et rentrant avec neuf paquets intacts, un seul entamé ... pour trois cailles. Le mardi précédent, au cours d’une promenade, j’avais levé 8 cailles dans le même champ.

Cependant 1930, en Poitou, était une année de cailles. Ce qui prouve bien que cailles de passage et cailles de pays ne doivent pas se confondre dans nos appréciations. Pas plus que les passages ne doivent faire illusion sur le contingent normal, ni les années de cailles sur les années moyennes.

Il faut bien reconnaître que, depuis un demi-siècle, les cailles sont en notable diminution. La cause en est claire et tient aux captures massives opérées dans les stations d’hivernage du gibier migrateur, spécialement dans la vallée du Nil. Voici belle lurette que chasseurs et naturalistes sont tombés d’accord à ce sujet. Les expéditions par caisses de cailles vivantes à destination de certains pays, où l’on se délecte de ce gibier prisé entre tous et dûment engraissé, ont soulevé, plus que l’émotion des nemrods de vives discussions depuis que fut signée, le 19 mars 1902, la Convention internationale qui interdit tout moyen de capturer en masse les « oiseaux gibiers ».

À plusieurs reprises, l’embargo fut mis sur le transit des cailles. Des lâchers d’oiseaux bagués par les soins de notre Muséum eurent lieu, au printemps de 1913, dans l’Aisne, en 1925, en Aunis et Saintonge. Un petit nombre de ces cailles tombèrent sous le plomb des chasseurs locaux ; des bagues revinrent de fort loin. Le bénéfice des lâchers, d’ailleurs très intéressants du point de vue scientifique, n’allait pas aux lieux de repeuplement lorsque l’année choisie s’avérait peu propice au maintien sur place des oiseaux jusqu’après l’ouverture ; ce qui nous ramène à nos moutons, je veux dire aux années de cailles.

Il y a là tout un problème de cynégétique à résoudre dans le cadre international. Problème à la solution duquel est attachée l’abondance régulière des cailles que nous voudrions voir revenir dans nos plaines. Ce problème est du ressort du Conseil international de la chasse, que dirige avec tout son talent M. Maxime Ducrocq, président du Saint-Hubert Club de France.

La question des cailles mérite également d’être inscrite au programme du Comité d’Études scientifiques de la chasse, créé en France par arrêté du ministre de l’Agriculture en date du 27 mai 1946.

Il n’est pas indifférent que nos chasseurs, et ceux d’une bonne partie de notre continent, soient ou non dotés d’un gibier faisant en nos parages une assez longue escale pour nidifier, pour satisfaire à la fois notre passion d’adeptes de la chasse au chien d’arrêt et d’amateurs de pièces succulentes. Nul n’ignore que la caille, grasse à souhait, est un fin rôti, exception faite de rares oiseaux que leur goût pour les graines de mercuriale, dans les champs mal sarclés, rend moins délectables. Et les débutants, auxquels le poète blésois que je citais a consacré quelques rimes, nous béniront si nous parvenons un jour à mettre devant leur fusil, en quantités appréciables, les cailles qui les sauvent, qui les préservent de rentrer bredouilles.

Pierre SALVAT.

Le Chasseur Français N°611 Décembre 1946 Page 322