Dans la forme, toutes les chasses se ressemblent, et nous
allons décrire, depuis le commencement jusqu’à la fin, une chasse de cerf, car
c’est la plus classique.
Pour bien des raisons, tous les équipages chassaient à jour
fixe. La veille, les valets de limiers parcouraient la forêt, rayant les voies
qu’ils rencontraient et prenant ainsi connaissance des cantons fréquentés par
les cerfs. Dans l’après-midi, le premier piqueux et un homme arrivaient avec
quelques chiens pour coucher en forêt. Il distribuait les quêtes aux gardes et
leur indiquait leur limier ; le lendemain, au jour, tous partaient avec un
limier pour faire le bois.
Pendant ce temps, le second et un valet de chiens conduisent
la meute au rendez-vous. Il est maintenant 9h.30 ; les hommes revenus de
faire le bois cassent la croûte hâtivement, puis se mettent en tenue, et
bientôt l’équipage au complet est au rendez-vous. Admirez sa belle
ordonnance : les quarante poitevins tricolores, tenus sous le fouet et
hardés près de la Croix-du-Grand Veneur, paraissent tous semblables et sortis
du même moule. Les hommes, très corrects dans leur livrée gris-argent aux
retroussis écarlates, la trompe au col, le fouet à la main, le couteau au côté,
ont fort bon air. Puis voici le groupe plus sombre des gardes en velours bleu
et les forestiers en vert. Bientôt les chevaux arrivent, conduits par les
hommes d’écurie ; les premières voitures s’arrêtent, et le maître
d’équipage, toujours ponctuel, va vers ses chiens : il les connaît
pourtant bien, mais sa première visite est pour eux.
L’assistance grossit peu à peu ; le coup d’œil est
ravissant, les tenues brillantes des veneurs, les habits rouges d’invités, les
uniformes clairs de quelques officiers, les dames, les jeunes filles, tout cela
apporte un air de fête de bon ton à la vieille forêt.
Le maître d’équipage, suivi de quelques-uns de ses boutons,
s’approche alors des hommes pour entendre leur rapport. Ceux-ci, correctement
rangés et la tête nue, répondent à leur tour. D’une façon concise et dans le
langage centenaire de la vénerie, ils font part du résultat de leur
quête : « J’ai connaissance d’une grande 4e tête,
dans l’enceinte des Lougets, et je la crois rembuchée dans celle de la
Loge. »
Le grand chef vient de choisir une attaque ; c’est à la
brisée d’un jeune garde que l’on ira frapper : il faut bien encourager les
débutants ... surtout quand ils ont rembuché un grand cerf. Les piqueux
montent à cheval et, au son de la Marche de la Vénerie, se mettent en route,
suivis de la meute. Le groupe des cavaliers s’ébranle à son tour, tandis que
les autos, cauchemar des maîtres d’équipage, démarrent dans le bruit des
moteurs.
Notre « patron » est un veneur qui ne fuit pas la
difficulté ; ses chiens, bien créancés, marchent sans couples, et, arrivés
à la brisée, sur un signe du piqueux qui la leur montre de sa toque, ils
sautent au bois. Bientôt, plusieurs ont connaissance de la voie, ils jouent du
fouet, sentent à la branche, et déjà retentit un coup de gueule, puis un
autre ; cela rapproche, et tout s’enfonce à beau bruit dans le fourré.
Les cavaliers se sont postés autour de l’enceinte et
surveillent les allées. Une trompe sonne des « foulées » ; cela
crie mieux, c’est attaqué. Le cerf, le grand cerf du rapport, saute l’allée
devant un des boutons qui lève sa toque et crie : « Tayaut. » On
sonne la « vue », la « tête » et le
« lancer » ; les chiens franchissent l’allée en criant à pleine
gorge. Quelle belle attaque !
Et c’est le brouhaha habituel ; tous les veneurs, les
invités à cheval galopent à la suite des chiens ; les suivants en auto
regagnent leurs voitures, qui ronflent et fuient dans bien des directions,
certains cherchant à garder le vent, d’autres filant vers les bons
passages : « Je vous dis qu’il va sauter à Malhardy ... » ;
les derniers, au hasard, ou collant aux voitures de tête qui sont censées
contenir les oracles. Bientôt, il ne restera plus que quelques bûcherons qui
écouteront avec recueillement la voix des chiens qui décroît dans le murmure
étouffé des trompes.
Un cerf ainsi attaqué prend généralement un grand parti et
fait une bonne randonnée. Si le temps est favorable et la voie d’une qualité
moyenne, la chasse marche rondement, sans difficultés, et les joyeux « bien-aller »
se suivent et se répètent, ponctuant d’agréable manière la musique de la meute.
Mais, après une heure de menée, l’animal de chasse se rend
compte qu’il ne suffit pas de fuir ainsi pour se débarrasser de cet équipage
inexorablement attaché à ses pas ; il va essayer la gamme de ses ruses.
Le plus souvent, en une enceinte fourrée, notre cerf ira
battre au change. Pour peu que la forêt soit vive, les veneurs verront
bientôt plusieurs cerfs vider l’enceinte et couper les allées. La voix des
chiens aussitôt a diminué d’ampleur, puis cesse tout à fait. Le maître
d’équipage et son piqueux se placent à un endroit favorable pour voir et
surtout entendre. Plusieurs chiens de créance sont dans la meute :
il faut les laisser faire. Ces bons serviteurs travaillent seuls, ils prennent
un retour, essaient de démêler les voies et cherchent, parmi ces émanations
diverses d’animaux, l’odeur de leur cerf de chasse. Bientôt un coup de gueule
retentit, puis un autre plus assuré : c’est Camisard, un vrai chien de
change, qui crie ; mais une autre voix se mêle à la sienne, un trémolo
plus aigu de hurleur léger, et sa sœur Conquête, aussi bonne que lui, vient
l’aider. Presque tout l’équipage se rallie aux cris de ces as, la musique
reprend en sourdine, puis un récri furieux : c’est relancé, et le cerf de
meute vide l’enceinte, salué par la fanfare de la vue et les bien-aller joyeux.
Cette première ruse s’est révélée sans gravité, les anglo-poitevins
de l’équipage étant, comme la majorité des bâtards actuels, fort aptes à se
garder du change. Le cerf entame donc une nouvelle randonnée, et voici que,
dans une enceinte assez fourrée, les chiens mollissent à nouveau, et même
plusieurs gagnent les allées, refusant de chasser, et viennent se placer
derrière les chevaux ; est-un nouveau change ?
Mais non, puisque le brave Camisard chasse toujours ;
cependant une oreille avertie perçoit un changement dans la menée de la clef de
meute, comme une hésitation dans son récri, bien que de jeunes chiens fassent
chorus en criant de confiance. Peu après, les veneurs ont la confirmation de ce
qu’ils pensaient : notre cerf s’est accompagné avec un autre cerf de même
taille, et, à cette modification de la voie, une partie des chiens se sont
arrêtés comme devant un change. Car — et c’est la grande difficulté de la
chasse du cerf — plus les chiens sont sages, sûrs et de change, et moins ils
aiment chasser dans l’accompagner. Pour cela, il faut un chien chasseur, hardi
et perçant ; ces perles-là sont rares et font le bonheur des veneurs qui
les possèdent.
À la faveur de cet incident, une tête s’est formée, emmenée
par Camisard et sa sœur, qui percent à plein train aux trousses du cerf ;
des chiens crient en queue, d’autres traînent aux routes, et c’est un vilain
spectacle ; mais aussi ce manque de cohésion de la meute lui fait perdre
une partie de ses qualités : une meute est un tout, composé d’éléments
divers dont la réunion forme l’équipage ; il faut que les chiens, bien
groupés, bourrent de compagnie et soient prêts à tenir leur place, à servir
suivant leur spécialité. Notre maître va donc arrêter la tête pour rallier ses
chiens. Il vient de se placer sur une route où le cerf passe ; devant lui
s’étend une lande de bruyère, puis, au loin, la plaine. Levant son fouet, d’un
simple : « Arrête ! » modulé fermement, mais sans crier, il
vient d’immobiliser les cinq chiens qui menaient le branle. Ils se sont arrêtés
au bord de la route et là, le fouet dressé, la tête haute, ils crient sur
place et sans avancer d’un pouce. Par paquets, les retardataires viennent
grossir le groupe et augmenter l’ampleur des abois. Bientôt l’équipage est au
complet, notre maître a la coquetterie de compter ses chiens, prolongeant comme
à plaisir cet admirable spectacle et ce vrai tour de force. Tous les poitevins
sont là, criant sur place, pleins d’une ardeur contenue. Mais le fouet s’est
abaissé, l’équipage bondit sur la voie, tandis que le maître, au petit galop
derrière ses chiens, fait signe à ses hommes de les soutenir de la
trompe ; les bien-aller se répètent donc à l’envie, et tout déballe à
grande allure.
Le cerf maintenant a de la chasse, il a donné aux routes et
aux mares, brodé ses voies, et les chiens, sentant la cuisine, enlèvent
les difficultés en se jouant ; voici un nouveau relancer, et la meute
charge à plein train. Il n’y a pas à s’y tromper, tout le monde sent l’hallali
proche, les récris augmentent d’intensité, les bien-aller se suivent sans
interruption, chiens, chevaux, veneurs sentent leurs forces renaître à mesure
que celles de la bête de chasse diminuent. Il s’établit alors une sorte
d’équilibre mystérieux dont nous avons enregistré la contrepartie les jours de
mauvaise voie ou de malchance ; à ce moment-là, dans une reprise de
forlonger ou de balancer, les chiens semblaient se rendre compte de leur
infériorité passagère vis-à-vis de l’animal de chasse et, au lieu de charger,
mollissaient, marquant ainsi les prodromes de la « retraite manquée »
inévitable.
Mais, puisque nous chassons — hélas ! — sur
le papier, autant faire une jolie chasse ; la voix des chiens s’enfle,
c’est comme un à-vue continu ; du reste, la fanfare de la vue résonne
joyeusement à toutes les enceintes, accompagnée de « Tayaut ! »
et de « Au coûte en tête ! » qui galvanisent l’assistance.
Puis ce sont les abois et la trompe du piqueux tayaute
triomphalement l’hallali sur pied. On accourt vers le taillis où résonnent
d’enivrantes clameurs. Le cerf tient aux chiens. Dressé sur un léger monticule,
il domine de sa haute silhouette la meute qu’il tient en respect en balançant
ses bois. Il distribue même quelques coups de pied à ses adversaires les plus
hardis et se comporte comme un bon cerf dont la fin est digne de la belle
chasse qu’il vient de faire. Prolonger ce moment serait cruel ; le maître
d’équipage vient de faire signe à son piqueux. Celui-ci saute de cheval,
s’approche par derrière de l’animal et lui porte au défaut de l’épaule un coup
de dague qui le fait s’écrouler, tandis que les trompes sonnent la mort.
Souvent aussi le courre finit par un bat-l’eau. Le cerf, sur
ses fins, se jette dans un étang, gagne la pleine eau et y trace des cercles
concentriques suivi par les chiens, à moins qu’il ne se cache dans les joncs et
les roseaux, ce qui est moins drôle ... Un bat-l’eau, dans un de ces
grands étangs de forêt, à l’heure où le soir tombe, est une chose très belle
pour l’âme d’un veneur. La nuit d’hiver approche, les bois qui entourent
l’étang deviennent noirs à mesure que l’eau s’argente, les grands tricolores
scandent leurs abois comme des coups de cloche, la trompe d’un virtuose égrène
classiquement les Pleurs du cerf ; quelles minutes
émouvantes ! Tout concourt à magnifier la scène avant le coup de dague ou
de carabine qui la termine, car tout doit avoir une fin, n’est-il pas vrai,
même les plus belles choses ...
Le cérémonial de la curée, vous le connaissez, avec ses
rites, ses honneurs, ses fanfares.
Mais la nuit est venue ; derrière les hommes, les
chiens s’en vont au pas vers leur chenil ; retraite égayée par des
fanfares encore, qui abrègent la route et semblent soutenir cavaliers, chevaux
et chiens.
Combien de fois n’avons-nous pas ainsi retraité et que de
bons souvenirs y trouvons-nous ! En compagnie d’amis fanatiques, nous
parcourions ces grands massifs forestiers encore plus beaux et plus
impressionnants dans le calme soir. À des carrefours de routes ou d’allées, la
petite troupe diminuait, selon la direction de nos demeures ; les trompes
se répondaient dans un dernier adieu qui semblait comme un hymne nocturne à la
vénerie française.
Guy HUBLOT.
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