Accueil  > Années 1942 à 1947  > N°611 Décembre 1946  > Page 325 Tous droits réservés


Le « CHASSEUR FRANÇAIS » sollicite la collaboration de ses abonnés
et se fait un plaisir de publier les articles intéressants qui lui sont adressés.

La chasse au chien courant

Laisser-courre pédagogique

Dans la forme, toutes les chasses se ressemblent, et nous allons décrire, depuis le commencement jusqu’à la fin, une chasse de cerf, car c’est la plus classique.

Pour bien des raisons, tous les équipages chassaient à jour fixe. La veille, les valets de limiers parcouraient la forêt, rayant les voies qu’ils rencontraient et prenant ainsi connaissance des cantons fréquentés par les cerfs. Dans l’après-midi, le premier piqueux et un homme arrivaient avec quelques chiens pour coucher en forêt. Il distribuait les quêtes aux gardes et leur indiquait leur limier ; le lendemain, au jour, tous partaient avec un limier pour faire le bois.

Pendant ce temps, le second et un valet de chiens conduisent la meute au rendez-vous. Il est maintenant 9h.30 ; les hommes revenus de faire le bois cassent la croûte hâtivement, puis se mettent en tenue, et bientôt l’équipage au complet est au rendez-vous. Admirez sa belle ordonnance : les quarante poitevins tricolores, tenus sous le fouet et hardés près de la Croix-du-Grand Veneur, paraissent tous semblables et sortis du même moule. Les hommes, très corrects dans leur livrée gris-argent aux retroussis écarlates, la trompe au col, le fouet à la main, le couteau au côté, ont fort bon air. Puis voici le groupe plus sombre des gardes en velours bleu et les forestiers en vert. Bientôt les chevaux arrivent, conduits par les hommes d’écurie ; les premières voitures s’arrêtent, et le maître d’équipage, toujours ponctuel, va vers ses chiens : il les connaît pourtant bien, mais sa première visite est pour eux.

L’assistance grossit peu à peu ; le coup d’œil est ravissant, les tenues brillantes des veneurs, les habits rouges d’invités, les uniformes clairs de quelques officiers, les dames, les jeunes filles, tout cela apporte un air de fête de bon ton à la vieille forêt.

Le maître d’équipage, suivi de quelques-uns de ses boutons, s’approche alors des hommes pour entendre leur rapport. Ceux-ci, correctement rangés et la tête nue, répondent à leur tour. D’une façon concise et dans le langage centenaire de la vénerie, ils font part du résultat de leur quête : « J’ai connaissance d’une grande 4e tête, dans l’enceinte des Lougets, et je la crois rembuchée dans celle de la Loge. »

Le grand chef vient de choisir une attaque ; c’est à la brisée d’un jeune garde que l’on ira frapper : il faut bien encourager les débutants ... surtout quand ils ont rembuché un grand cerf. Les piqueux montent à cheval et, au son de la Marche de la Vénerie, se mettent en route, suivis de la meute. Le groupe des cavaliers s’ébranle à son tour, tandis que les autos, cauchemar des maîtres d’équipage, démarrent dans le bruit des moteurs.

Notre « patron » est un veneur qui ne fuit pas la difficulté ; ses chiens, bien créancés, marchent sans couples, et, arrivés à la brisée, sur un signe du piqueux qui la leur montre de sa toque, ils sautent au bois. Bientôt, plusieurs ont connaissance de la voie, ils jouent du fouet, sentent à la branche, et déjà retentit un coup de gueule, puis un autre ; cela rapproche, et tout s’enfonce à beau bruit dans le fourré.

Les cavaliers se sont postés autour de l’enceinte et surveillent les allées. Une trompe sonne des « foulées » ; cela crie mieux, c’est attaqué. Le cerf, le grand cerf du rapport, saute l’allée devant un des boutons qui lève sa toque et crie : « Tayaut. » On sonne la « vue », la « tête » et le « lancer » ; les chiens franchissent l’allée en criant à pleine gorge. Quelle belle attaque !

Et c’est le brouhaha habituel ; tous les veneurs, les invités à cheval galopent à la suite des chiens ; les suivants en auto regagnent leurs voitures, qui ronflent et fuient dans bien des directions, certains cherchant à garder le vent, d’autres filant vers les bons passages : « Je vous dis qu’il va sauter à Malhardy ... » ; les derniers, au hasard, ou collant aux voitures de tête qui sont censées contenir les oracles. Bientôt, il ne restera plus que quelques bûcherons qui écouteront avec recueillement la voix des chiens qui décroît dans le murmure étouffé des trompes.

Un cerf ainsi attaqué prend généralement un grand parti et fait une bonne randonnée. Si le temps est favorable et la voie d’une qualité moyenne, la chasse marche rondement, sans difficultés, et les joyeux « bien-aller » se suivent et se répètent, ponctuant d’agréable manière la musique de la meute.

Mais, après une heure de menée, l’animal de chasse se rend compte qu’il ne suffit pas de fuir ainsi pour se débarrasser de cet équipage inexorablement attaché à ses pas ; il va essayer la gamme de ses ruses.

Le plus souvent, en une enceinte fourrée, notre cerf ira battre au change. Pour peu que la forêt soit vive, les veneurs verront bientôt plusieurs cerfs vider l’enceinte et couper les allées. La voix des chiens aussitôt a diminué d’ampleur, puis cesse tout à fait. Le maître d’équipage et son piqueux se placent à un endroit favorable pour voir et surtout entendre. Plusieurs chiens de créance sont dans la meute : il faut les laisser faire. Ces bons serviteurs travaillent seuls, ils prennent un retour, essaient de démêler les voies et cherchent, parmi ces émanations diverses d’animaux, l’odeur de leur cerf de chasse. Bientôt un coup de gueule retentit, puis un autre plus assuré : c’est Camisard, un vrai chien de change, qui crie ; mais une autre voix se mêle à la sienne, un trémolo plus aigu de hurleur léger, et sa sœur Conquête, aussi bonne que lui, vient l’aider. Presque tout l’équipage se rallie aux cris de ces as, la musique reprend en sourdine, puis un récri furieux : c’est relancé, et le cerf de meute vide l’enceinte, salué par la fanfare de la vue et les bien-aller joyeux.

Cette première ruse s’est révélée sans gravité, les anglo-poitevins de l’équipage étant, comme la majorité des bâtards actuels, fort aptes à se garder du change. Le cerf entame donc une nouvelle randonnée, et voici que, dans une enceinte assez fourrée, les chiens mollissent à nouveau, et même plusieurs gagnent les allées, refusant de chasser, et viennent se placer derrière les chevaux ; est-un nouveau change ?

Mais non, puisque le brave Camisard chasse toujours ; cependant une oreille avertie perçoit un changement dans la menée de la clef de meute, comme une hésitation dans son récri, bien que de jeunes chiens fassent chorus en criant de confiance. Peu après, les veneurs ont la confirmation de ce qu’ils pensaient : notre cerf s’est accompagné avec un autre cerf de même taille, et, à cette modification de la voie, une partie des chiens se sont arrêtés comme devant un change. Car — et c’est la grande difficulté de la chasse du cerf — plus les chiens sont sages, sûrs et de change, et moins ils aiment chasser dans l’accompagner. Pour cela, il faut un chien chasseur, hardi et perçant ; ces perles-là sont rares et font le bonheur des veneurs qui les possèdent.

À la faveur de cet incident, une tête s’est formée, emmenée par Camisard et sa sœur, qui percent à plein train aux trousses du cerf ; des chiens crient en queue, d’autres traînent aux routes, et c’est un vilain spectacle ; mais aussi ce manque de cohésion de la meute lui fait perdre une partie de ses qualités : une meute est un tout, composé d’éléments divers dont la réunion forme l’équipage ; il faut que les chiens, bien groupés, bourrent de compagnie et soient prêts à tenir leur place, à servir suivant leur spécialité. Notre maître va donc arrêter la tête pour rallier ses chiens. Il vient de se placer sur une route où le cerf passe ; devant lui s’étend une lande de bruyère, puis, au loin, la plaine. Levant son fouet, d’un simple : « Arrête ! » modulé fermement, mais sans crier, il vient d’immobiliser les cinq chiens qui menaient le branle. Ils se sont arrêtés au bord de la route et là, le fouet dressé, la tête haute, ils crient sur place et sans avancer d’un pouce. Par paquets, les retardataires viennent grossir le groupe et augmenter l’ampleur des abois. Bientôt l’équipage est au complet, notre maître a la coquetterie de compter ses chiens, prolongeant comme à plaisir cet admirable spectacle et ce vrai tour de force. Tous les poitevins sont là, criant sur place, pleins d’une ardeur contenue. Mais le fouet s’est abaissé, l’équipage bondit sur la voie, tandis que le maître, au petit galop derrière ses chiens, fait signe à ses hommes de les soutenir de la trompe ; les bien-aller se répètent donc à l’envie, et tout déballe à grande allure.

Le cerf maintenant a de la chasse, il a donné aux routes et aux mares, brodé ses voies, et les chiens, sentant la cuisine, enlèvent les difficultés en se jouant ; voici un nouveau relancer, et la meute charge à plein train. Il n’y a pas à s’y tromper, tout le monde sent l’hallali proche, les récris augmentent d’intensité, les bien-aller se suivent sans interruption, chiens, chevaux, veneurs sentent leurs forces renaître à mesure que celles de la bête de chasse diminuent. Il s’établit alors une sorte d’équilibre mystérieux dont nous avons enregistré la contrepartie les jours de mauvaise voie ou de malchance ; à ce moment-là, dans une reprise de forlonger ou de balancer, les chiens semblaient se rendre compte de leur infériorité passagère vis-à-vis de l’animal de chasse et, au lieu de charger, mollissaient, marquant ainsi les prodromes de la « retraite manquée » inévitable.

Mais, puisque nous chassons — hélas ! — sur le papier, autant faire une jolie chasse ; la voix des chiens s’enfle, c’est comme un à-vue continu ; du reste, la fanfare de la vue résonne joyeusement à toutes les enceintes, accompagnée de « Tayaut ! » et de « Au coûte en tête ! » qui galvanisent l’assistance.

Puis ce sont les abois et la trompe du piqueux tayaute triomphalement l’hallali sur pied. On accourt vers le taillis où résonnent d’enivrantes clameurs. Le cerf tient aux chiens. Dressé sur un léger monticule, il domine de sa haute silhouette la meute qu’il tient en respect en balançant ses bois. Il distribue même quelques coups de pied à ses adversaires les plus hardis et se comporte comme un bon cerf dont la fin est digne de la belle chasse qu’il vient de faire. Prolonger ce moment serait cruel ; le maître d’équipage vient de faire signe à son piqueux. Celui-ci saute de cheval, s’approche par derrière de l’animal et lui porte au défaut de l’épaule un coup de dague qui le fait s’écrouler, tandis que les trompes sonnent la mort.

Souvent aussi le courre finit par un bat-l’eau. Le cerf, sur ses fins, se jette dans un étang, gagne la pleine eau et y trace des cercles concentriques suivi par les chiens, à moins qu’il ne se cache dans les joncs et les roseaux, ce qui est moins drôle ... Un bat-l’eau, dans un de ces grands étangs de forêt, à l’heure où le soir tombe, est une chose très belle pour l’âme d’un veneur. La nuit d’hiver approche, les bois qui entourent l’étang deviennent noirs à mesure que l’eau s’argente, les grands tricolores scandent leurs abois comme des coups de cloche, la trompe d’un virtuose égrène classiquement les Pleurs du cerf ; quelles minutes émouvantes ! Tout concourt à magnifier la scène avant le coup de dague ou de carabine qui la termine, car tout doit avoir une fin, n’est-il pas vrai, même les plus belles choses ...

Le cérémonial de la curée, vous le connaissez, avec ses rites, ses honneurs, ses fanfares.

Mais la nuit est venue ; derrière les hommes, les chiens s’en vont au pas vers leur chenil ; retraite égayée par des fanfares encore, qui abrègent la route et semblent soutenir cavaliers, chevaux et chiens.

Combien de fois n’avons-nous pas ainsi retraité et que de bons souvenirs y trouvons-nous ! En compagnie d’amis fanatiques, nous parcourions ces grands massifs forestiers encore plus beaux et plus impressionnants dans le calme soir. À des carrefours de routes ou d’allées, la petite troupe diminuait, selon la direction de nos demeures ; les trompes se répondaient dans un dernier adieu qui semblait comme un hymne nocturne à la vénerie française.

Guy HUBLOT.

Le Chasseur Français N°611 Décembre 1946 Page 325