Parti de très bonne heure dans la nuit en compagnie de mes
deux camarades Aug. B ... et J. N ... pour chasser l’isard en
Pyrénées-Orientales (1), je me trouvai seul, vers 10 heures du matin,
après sept heures de marche et d’ascension, en un endroit situé à
2.400 mètres d’altitude, dans le massif ouest du Canigou et à 3 kilomètres
de la frontière espagnole. La fatigue avait bien présidé un peu au choix du
poste que j’occupais, mais aussi quelque chose qui me disait que l’endroit
n’était pas mauvais ; j’avais confiance. Pourquoi ? je n’aurais pu le
définir, les chasseurs ont parfois de ces pressentiments que rien ne semble
devoir justifier ...
Après avoir étudié le terrain, je me décide à monter encore
un peu et m’installe en limite des rhododendrons, là où ils cessent brutalement
de croître et sculptent avec la roche aride une ligne nettement dessinée. C’est
là que commence le champ chaotique des éboulis où seuls quelques pins mutilés
par les avalanches persistent à végéter. Je m’installe le moins mal possible,
le dos appuyé au tronc d’un sapin mort, enfoui dans les arbustes en fleurs, la
tête dépassant seule de ce parterre écarlate. Je contrôle ainsi la moraine, je
surveille le flanc de la montagne, le sentier qui s’y accroche et je domine
toute la vallée ; la vue est magnifique.
Sous l’effet de la chaleur et aussi de la fatigue, je me
sens entraîné insensiblement dans un demi-sommeil dont je suis tiré brusquement
par une série de détonations que l’écho répercute et amplifie ; mes
camarades viennent de tirer sur les crêtes.
Je redouble d’attention, et bientôt je vois à
800 mètres, venant dans ma direction, un animal qui bondit à folle allure,
il suit l’étroite corniche que dessine le vague sentier longeant la muraille
abrupte qu’a emprunté tout à l’heure en sens inverse mon camarade A. B ... ;
je ressens un pincement au cœur : c’est un isard.
Subitement, je le perds de vue, il vient de disparaître,
happé par la montagne ; a-t-il emprunté une autre coulée que je n’ai pas
su déceler ? Je suis un instant déçu. Heureusement que je ne me suis pas
déplacé, car il réapparaît brusquement à 100 mètres de moi, s’immobilise
et observe dans toutes les directions, mais principalement dans la mienne.
M’a-t-il éventé ? C’est possible. Je crains qu’il fasse demi-tour, mais
j’hésite pour tirer, car, à cette distance, avec une balle ronde dans un canon
lisse, je ne suis pas certain de le toucher et je ne veux pas le blesser pour
ensuite le perdre ; je préfère attendre qu’il se présente de flanc et à
meilleure portée. Sans que son arrêt soit de longue durée, huit à dix secondes
tout au plus, j’ai le temps de détailler et contempler la superbe bête, un mâle
adulte qui s’offre si miraculeusement à moi.
Campé sur l’arête de la corniche, il renifle l’air, apeuré
et indécis. De forte taille, la robe rougeâtre, le ventre blanc, le corps
fièrement campé droit sur ses pattes noires, fines et nerveuses, le cou tendu,
les yeux vifs, les flancs haletants de la course fournie, les oreilles mobiles,
tout indique chez ce magnifique spécimen de la nature la grâce, la force, la
vigueur, l’agilité, la volonté, mais aussi l’anxiété que produit la présence
d’un danger caché.
En l’espace d’un éclair, une foule de sentiments
m’assaillent : joie de sentir si près de moi la chose tant convoitée,
anxiété du risque couru de le manquer, admiration devant cette superbe créature
pleine de vie, émotion de savoir que du canon de mon fusil peut jaillir le
plomb meurtrier qui le réduira à néant, etc., et, je le dis franchement, je
ressens un peu de honte de n’avoir rien à risquer ...
J’en suis là dans mes pensées lorsque, brusquement, l’animal
se dirige vers la moraine. Dès ce moment ; le charme est rompu pour moi,
l’instinct du chasseur réapparaît, et c’est par réflexe que je lâche mon
premier coup à balle, ce qui lui fait faire un bond prodigieux et obliquer dans
ma direction.
Le projectile lui a effleuré le poitrail, il gagne la coulée
de glace et va m’échapper, je n’ai que le temps de lui envoyer au plus vite mon
second coup à chevrotines. Il boule comme un lièvre à 50 mètres. Six de
mes neuf graines ont porté, et, lorsque j’arrive près de lui, il se débat
furieusement, allongé sur la neige qu’il ensanglante.
Son agonie est courte, mais j’ai cependant le temps de voir
dans ses grands yeux dorés, cerclés de noir, ce qui me semble être un reproche
douloureux, un air résigné qui me navre.
Pauvre bête, qui ne demandait rien à personne, ne causait
aucun tort, qui vivait libre, indépendante et fière, ignorant le tracé d’une
frontière faite à l’usage des hommes !
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
À 17 heures, mes camarades, harassés, bredouilles,
viennent me prendre comme convenu.
— Qu’avez-vous tiré ? me demandent-ils de
loin ...
— Un lièvre ... à cornes, tenez, là, sur la
neige ...
— Bravo ! félicitations pour un début ... Au
fait, vous avez été bien inspiré de ne pas me suivre et de garder ce poste à
moineaux, me dit Aug. B ... Sans vous, nous rentrions bredouilles, car la
seule troupe que nous ayons vue de loin et sur laquelle nous avons tiré est
passée en Espagne. Celui que vous avez tué s’est dérobé et a fait demi-tour à
nos coups de fusils. Ce fut pour son malheur ...
Quant à J. N ..., à qui il restera toujours une
vieille histoire d’entorse à régler avec les isards, il me dit :
— Surtout, n’allez pas le plaindre, car il a peut-être
sur la conscience la vie d’un chasseur malchanceux et sûrement plus d’une
entorse à se faire pardonner.
À partir de ce jour, je fus baptisé chasseur d’isards et
incorporé à la petite troupe dont, plus d’une fois par la suite, j’ai partagé
les efforts, les émotions et les satisfactions.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
En écrivant ces souvenirs, j’ai sous les yeux, accrochée
au-dessus de mon râtelier d’armes, la tête naturalisée du bouc de la cote 2.600.
Je vois ses fines cornes noires comme de l’ébène, leurs cannelures régulières
et leurs crochets arrondis vers l’arrière, je vois ses oreilles pointées sur
moi lorsqu’il m’apparut sur la corniche quelques instants avant sa mort.
Je vois surtout ses grands yeux de verre, dorés et cerclés
de noir qui, dorénavant, seront toujours d’une fixité inquiétante et n’auront
plus jamais cet air presque humain qu’ils avaient en s’éteignant.
Et ma pensée se reporte vers les Pyrénées que j’aime tant,
où le soleil dore la montagne ; elle s’arrête un moment parmi les buissons
de genêts, les touffes de bruyères, les nappes de rhododendrons ; elle
s’accroche aux flancs de la montagne, glisse sur la moraine glacée, traverse
les ruines du vieux château fort, redescend dans la vallée, s’étend dans la
plaine, parmi les vignes, les allées de mimosas, les glycines en fleurs, et il
me semble entendre s’élever le chant national catalan Montagnès régaladès :
Montagnès régaladès
Son las del Canigo
Que tot l’istin floreixen
Primavéra i tardot
(Montagnes fortunées sont celles du Canigou, qui fleurissent
tout l’été, qui fleurissent au printemps et même à l’automne.)
Cdt L. G.
(1) Voir Le Chasseur Français, Octobre-Novembre 1946.
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