Sur nos douze à quinze millions de cyclistes, il en est
quelques-uns qui ont pris leurs vacances à bicyclette, au lieu de se confiner
en une villégiature de mer ou de montagne. Ils ont parcouru, par étapes de 50 à
150 kilomètres, une ou plusieurs régions de France. Les uns ont associé au
cyclisme le camping, avec transport de la tente et du matériel de
cuisine ; les autres ont mangé et dormi au hasard des auberges, pratique
plus onéreuse, mais qui, par la suppression de 10 à 12 kilogrammes de bagages,
permet une allure plus vive et des étapes plus longues.
Ces cyclistes voyageurs, campeurs ou non, sont les vrais
cyclotouristes. Il faut reconnaître qu’il n’est guère de façon plus saine, plus
agréable et plus intéressante d’employer ses vacances. En notre France aux
innombrables bonnes routes, le voyage à bicyclette devrait être de pratique
courante.
Malheureusement, il n’en est pas ainsi. Les cyclotouristes
ne forment qu’un tout petit clan de quelques milliers d’enthousiastes perdus
parmi la foule des possesseurs d’une bicyclette, les utilitaires et les
sportifs.
Car il ne suffit pas d’avoir une machine à dix vitesses,
apte à brillamment franchir les Alpes, pour se prétendre cyclotouriste. Il ne
suffit même pas de faire quelques bonnes promenades et randonnées dans les
environs de son domicile. Il faut voyager à bicyclette, c’est-à-dire
partir, deux, trois, quatre semaines, pour parcourir Bretagne, massif Central,
Alpes ou Pyrénées.
C’est ce qu’un tel voyage comporte d’aventure, ce qu’il
exige d’initiative au jour le jour, ce qu’il enseigne en chaque ville, en tout
hameau, devant les sites grandioses et les paysages reposants, c’est tout cela
qui assure à ce cyclisme spécial des avantages et des agréments que ni le
sport, ni la promenade ne peuvent donner.
Les cyclotouristes, convaincus des bénéfices physiques,
intellectuels et même moraux qu’ils retirent du voyage à bicyclette, font
volontiers du prosélytisme. Groupés en sociétés, généralement affiliées à la Fédération
française de Cyclotourisme (F. F. C. T.), ils s’efforcent
d’amener à eux de nouveaux compagnons, surtout des jeunes. Il faut bien dire
qu’ils ne réussissent guère. Les effectifs du cyclotourisme, s’ils ne diminuent
pas, se stabilisent, grâce surtout à la fidélité des anciens, dont la plupart
dépassent la quarantaine. Les jeunes boudent manifestement le voyage à
bicyclette. Est-ce paresse physique, ou dédain pour un exercice qui ne comporte
pas de compétition sportive ?
Ne parlons pas aujourd’hui du « refus devant
l’effort » qui semble être la règle de conduite de trop de jeunes
gens ; cette attitude, où il entre assez de snobisme, fait des ravages en
bien d’autres domaines que le cyclotourisme.
Mais les jeunes qui ont du sang, dont le cœur et les muscles
ne renâclent pas à la besogne, ne veulent faire d’exercice physique que pour
mettre en évidence leur supériorité sur des rivaux. Du sport ou rien du
tout ! C’est un état d’esprit dont il faut tenir compte.
Et les sociétés de cyclotourisme sont bien obligées d’en
tenir compte. Pour amener à elles de nouveaux adhérents, et même pour conserver
les anciens, elles organisent des simili-courses : brevets de randonneurs,
de grimpeurs, de routiers alpins ou pyrénéens. S’il est entendu que, pour ne
pas déroger aux principes, il n’y a pas de classement, mais seulement
distribution de diplômes avec indication du « temps » réalisé, bien
des concurrents, dont la tenue et l’équipement ne diffèrent guère de ceux d’un
professionnel du tour de France, n’en luttent pas moins farouchement pour
arriver premier, ou tout au moins en bonne place ; Les « purs »
du cyclotourisme déplorent cette invasion de leur domaine par un sport
camouflé ; ils en prédisent des conséquences désastreuses. Et, certes, il
ne faut pas laisser cette évolution s’accentuer. Les dirigeants de la F. F. C. T.
se doivent de freiner énergiquement le mouvement, mais non pas de le supprimer
complètement. Car c’est pour les sociétés un moyen assez efficace, on l’a
constaté, de recruter de nouveaux membres ; venus pour battre les
camarades et étonner les spectateurs, ils n’y réussissent pas souvent et,
toutes illusions perdues, deviennent de sages cyclotouristes.
Dr RUFFIER.
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