À ceux qui, atteints d’artériosclérose ou d’un commencement
d’hypertrophie de la prostate, regardent leur vélo avec découragement et
tristesse en pensant : « Hélas ! il faut laisser cela aux
jeunes ! », je tiens à citer des noms de cyclotouristes qui ont, depuis
longtemps, dépassé l’âge des cheveux blancs et des dents bien plantées, qui,
physiquement, ne font illusion à personne sur leur millésime, que rien ne
signale à l’attention et qui ne sont même pas exempts de bien des maux
inhérents à la vieillesse. Malgré cela, les prouesses qu’ils accomplissent
pourront faire rêver bien des adultes et même des J 3. Je ne cache pas
qu’elles me stupéfient et qu’au temps de ma jeunesse je n’aurais jamais
accompli la moitié du quart de leurs exploits. Mon but est de prouver qu’aucun
exercice autant que le cyclisme n’est accessible aux vieillards et que, lorsque
les journaux publient la photographie d’un octogénaire de province
« roulant encore à bicyclette pour aller au marché ou au bureau de poste »,
ils nous montrent simplement un vieillard valide et nullement un
« phénomène ».
Il est à remarquer que les femmes, qui sont à peu près nos
égales de vingt à trente ans, ne se hasardent même pas, passé quarante ans, à
s’aligner dans nos épreuves, qui ne sont cependant que des brevets et pour
lesquelles le « facteur temps » ne joue pas.
Enfin, si une seule femme de soixante-dix ans se présentait
à Malaucine pour l’escalade du Ventoux, ou à Bayonne pour celle des quatre cols
pyrénéens, tous les gens se mettraient aux fenêtres, comme si on leur annonçait
qu’on allait leur montrer le serpent de mer, et cette malheureuse ne ferait
même pas rire tant elle inspirerait la pitié.
L’homme seul peut se prolonger jusqu’à un âge très avancé
dans la pratique non du sport cycliste, mais du cyclotourisme comme nous
l’entendons. Vous voulez des exemples. En voici :
À tout seigneur, tout honneur : le Dr
Ruffier, soixante et onze ans, est revenu du Tréport à Paris, l’an dernier,
à plus de 20 de moyenne. Dans ses sorties hebdomadaires, il monte un vélo léger
avec lequel il « pique » de temps en temps son 30 à l’heure. Il a
escaladé le mont Agel à une allure superbe. Aux vacances, il se rend de Paris à
Cannes en moins de cinq jours.
Tiercelin, de Nice, soixante-dix ans, a encore, sous
mes yeux, en juin, escaladé le Ventoux en deux heures quatre minutes. Le record
de Vietto est de une heure vingt minutes. j’ai vu arriver là-haut ce grand
diable, maigre, blagueur, et qui aurait bien monté 20 kilomètres de plus
s’il n’avait été obligé, comme tout le monde, de redescendre, puisqu’on
touchait le plafond du ciel.
Cazassus, d’Agen, facteur de pianos, ce qui est
plutôt une profession de sédentaire, soixante-deux ans. Végétarien intégral, se
nourrit de légumes crus. Ni vin, ni café, ni tabac, jamais. Vie exemplaire et
quasi monastique. Ultra-connu dans tous les milieux où l’on cycle, avec sa
barbiche blanche, sa calvitie, ses yeux bleus, son teint d’adolescent. Il monte
n’importe quel vélo et roule par n’importe quel temps. Pour ne citer que ses exploits
tout récents, en la seule année 1946 (six premiers mois), je note : deux
fois Bayonne-Luchon en une étape de 325 kilomètres comportant l’ascension
de cinq cols. Luchon à Pau, toujours par les cols et en une étape. L’ascension
du Ventoux en une heure quarante minutes (19 kilomètres de côte à 8-12
p. 100). L’ascension du Puy-de-Dôme en une heure quatorze minutes (15 kilomètres
encore plus durs que le Ventoux). La journée Velocio — et vingt autres
randonnées de moindre envergure, telle cette réunion à Villeneuve-de-Marsan où
il nous arriva d’Agen ayant fait environ 120 kilomètres contre le vent à
29km,600 de moyenne.
Duffaure, de Biarritz, soixante-trois ans, long comme
un jour sans pain, maigre, visage fatigué, n’ayant pas d’allure ni de gestes,
ni la vivacité stupéfiante de Cazassus. A fait huit fois Bayonne-Luchon par les
cols et en une étape. Fit Bordeaux-Paris en trente heures. Collectionne les
brevets de 300 et de 400 kilomètres. Prétend que la vitesse de 15 à
l’heure peut être maintenue indéfiniment (heures de sommeil comprises), ce qui
donnerait 360 kilomètres par jour. Grand animateur du cyclotourisme dans
les régions bayonnaise et paloise.
Janot, aussi minuscule que Duffaure et Tiercelin sont
obélisquaux. Il tricote, tricote, et, malgré ses soixante et un ans, mû, en
outre, par son horreur du chemin de fer, abat facilement ses 200 kilomètres,
ne fût-ce que pour rentrer chez lui, à Toulouse, en narguant l’express
« où l’on vous abîme vos vélos ». Horloger, il apprécie la fine
mécanique et soigne sa randonneuse comme une montre.
Blatt, de Nice, septuagénaire. Très grand, pas de
ventre, mais la démarche molle, bras ballants. Il a fait la randonnée des cols
sur une machine de 20 kilogrammes, immense et pourvue d’une selle
monumentale. Aucun danger de vol. Nullement fatigué. Trouve tout cela naturel.
X ... (j’ai oublié son nom), soixante-treize
ans. Il les paraît. Petit, grimaçant, ratatiné, il accomplit le parcours
montagneux sur un vélo à retournement de roue datant de quinze ans.
Développement minimum 3m,80 !
J’ai gardé pour la fin notre sympathique président de la
Fédération française de Cyclotourisme, parce que, malgré sa belle et abondante
chevelure blanche, il n’est guère plus que quinquagénaire.
M. Antonin monte les côtes de façon admirable et les
descend à tombeau ouvert comme s’il était monté sur skis. Gageons que, dans
vingt ans, nous le verrons encore capable de faire son Luchon-Pau par les cols
dans la journée.
Citerai-je l’héroïque et légendaire M. Panel, père du
dérailleur Chemineau ? L’actif et sportif M. Guillot,
d’Orange ? M. Crosnier, qui ne se contente pas de fabriquer de
superbes vélos pour randonneurs, mais les essaye lui-même sur de durs
parcours ?
Ces derniers sont des jeunets, pas des J 3, mais des J 50,
bref, pas encore des vieillards ; et je n’ai voulu, dans cet article,
citer que d’authentiques vétérans donneurs d’exemple, des vieux de la vieille,
d’authentiques barbons. Souvenons-nous qu’au temps de Molière on était vieux à
quarante ans. C’est l’âge d’Arnolphe. Aujourd’hui, quelques vingtaines de
septuagénaires, en France, nous stupéfient de leurs performances
cyclotouristiques. Quelle leçon ! et quelle moisson d’encouragements ils
sèment dans le cœur et dans les muscles de nos « adultes avancés »,
qui n’ont plus le droit de dire ni de penser en regardant se rouiller leur vélo
dans une cave : « Ce n’est plus de notre âge ! » En vérité,
il n’y a pas d’âge pour la pratique du cyclotourisme. C’est ce qu’il fallait
démontrer.
Henry DE LA TOMBELLE.
|