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Jardins d’hier et d’aujourd’hui

Le jardin qui accompagne l’habitation est comme le reflet de son époque. Il apporte le témoignage des besoins, des usages et des goûts de ceux-ci. Ce sont les besoins qui firent muer, dès 1940, la majorité des jardins d’agrément en jardins productifs utilitaires — et beaucoup le sont toujours, — surtout potagers, car il fallait récolter vite ; de même, tant de terrains vagues en friche se couvrirent de jardins familiaux.

Les uns et les autres devaient pourvoir rapidement aux insuffisances du ravitaillement. Ils ne pouvaient le faire à la même cadence accélérée pour les fruits, la fructification des arbres à planter demandant plus de temps que l’évolution des légumes de base ; mais les fraisiers pouvaient parfaitement y parer.

Dans un pays qui doit, plus que jamais, se suffire le plus possible à lui même, votre intérêt bien compris, conforme à l’intérêt général, doit vous inciter à parfaire les rapides adaptations du jardin à la fois d’agrément et utilitaire afin de produire et de récolter toujours plus et mieux. Associez même le petit élevage dont les sujets animent vos gazons en mettant à profit espace, verdures et les proies vivantes de toutes sortes qu’ils consomment.

Si actuellement on vous parle, comme un bienfait, de la création de futurs espaces verts, qui sont, à l’instar des parcs et jardins publics, des jardins collectifs, ils ne peuvent se substituer aux jardins particuliers. Vous continuez, par conséquent, d’apprécier tout ce qu’un jardin bien compris fournit en abondance : fruits exquis, légumes plantureux et de la joie pour les yeux.

l°Si nous examinons les jardins en dehors de leur caractère de style, les premiers jardins furent utilitaires. (Le Paradis terrestre n’était-il pas un verger ?) Ce furent les courtils du moyen âge et les carreaux du début de la Renaissance, qui étaient des jardins privés ; également les jardins monastiques, déjà jardins collectifs. Courtils, carreaux et jardins monastiques étaient des jardins alimentaires de cuisine et « bouquetiers », avec leurs arbres fruitiers, plantes légumières, condimentaires, médicinales, à infusions et leurs fleurs. Ils devaient assurer les approvisionnements avec leurs compléments : le vivier et la « mesnagerie », poissons, volailles, etc. Car la « mesnagerie » n’est autre, à partir du XVIIe siècle, que la « basse-cour » et la « ferme ». La destination est la même ; seuls le nom et la situation, une annexe de la cour d’honneur, sont modifiés. Il fallait alors vivre à peu près intégralement sur soi, et cette organisation y pourvoyait.

Ainsi étaient intimement associés dans le même enclos, à but essentiellement utilitaire : arbres fruitiers, plantes légumières, condimentaires de « bonne senteur » et fleurs. Graduellement, sous la Renaissance florissante, le préau, autre enclos, mais de plaisance, devint partiellement jardin de parade et de réunions, dans lequel on allait « s’esbattre » et « s’esbaudir » dans les « galeries de joyeusetés ». À l’image du préau et du cloître, les grands « carreaux » furent entourés et clos de galeries, tonnelles, treillages, parés de fleurs, d’arbres verts taillés, préludant aux ordonnances ultérieures avec les « broderies de buis » qui s’esquissaient.

Majestueux et opulent, tel fut le jardin du XVIIe siècle. La chrysalide était devenue papillon. Le modeste courtil, l’enclos Renaissance, s’était graduellement mué en des ordonnances somptueuses, cadre splendide pour les réceptions et fêtes de plein air.

Les organisations utilitaires furent ordonnées à l’image, à l’échelle, à la mesure du fastueux jardin de « plaisir » ou de « plaisance », car les besoins de la table étaient considérables. Mais elles étaient agencées hors cadre, tel le fameux potager du roi, à Versailles, avec ses jeux de terrasses, ses espaliers, ses serres à primeurs de légumes et de fruits les plus rares, que complétait l’orangerie. Car cette organisation devait satisfaire à tous les besoins de la cuisine et de la table royales. On le visitait à la suite de Louis XIV, avec le même émerveillement admiratif que les parterres et les bosquets.

À l’imitation de Versailles et des autres domaines royaux, les princes et gens de qualité réalisèrent à leur tour des ordonnances utilitaires dans le même esprit, du même ordre, à une échelle réduite. Et Le Nôtre lui-même aménagea de petits jardins avec interpénétration des dispositions utilitaires et d’agrément.

Harmonieux et aimables, d’aspect plus sobrement composé et réalisé, au XVIIIe siècle, les jardins se multiplièrent, réalisés dans des proportions plus normales, associant plus étroitement et intimement dispositions de plaisir et utilitaires, qui s’interpénétraient souvent. Le potager-fruitier, jardin de cuisine, s’intégrant dans le cadre même du jardin de plaisance, se rapprochait de celle-ci. Les dépendances se reliaient plus étroitement à l’habitation principale, et les bêtes de la « ménagerie » étaient logées dans les constructions, souvent bâtiments de culture, et une cour latérale secondaire : la basse-cour.

Rustique et appauvri au début du XIXe siècle, le jardin prétendait imiter la nature avec des nuances sentimentales dans le goût troubadour, pittoresque artificiellement et quelque peu clinquant, sous le second Empire. Aussi reléguait-on le jardin dit « économique » ou « potager-fruitier » loin des yeux, annexe aussi indésirable qu’une verrue sur un joli visage. Plus même, on le masquait, en considérant qu’il ne convenait pas de le visiter et de s’y promener.

Équilibré et rationnel, le jardin du début du XXe siècle fut mieux et plus normalement compris, afin de satisfaire les goûts de confort et d’activités de plein air. Il s’avère accueillant et habitable, et les parties utilitaires : potager-fruitier souvent fleuri et verger, sont l’objet d’une particulière et logique audience.

Les conditions économiques, les charges de tout ordre obligent aujourd’hui de mettre au premier plan la question production. Donc, pour quiconque ne dispose pas d’un budget inépuisable, pour les dévalués, le jardin d’agrément ne doit plus être improductif et comporter de grandes dépenses d’entretien. Il doit fournir un rapport, lequel est possible, destiné à diminuer notablement les frais d’entretien ou à les couvrir.

Sans doute, cette conception et cette mise en œuvre du jardin d’agrément et utilitaire déterminera vraisemblablement des réactions chez les professionnels, qui, dans la « stratosphère » de leur idéalisme, s’appuient sur un passé révolu et périmé et ne considèrent pas les obligations et les impossibilités du présent et du futur.

Mais qu’ils réfléchissent au nombre de propriétés délaissées et à ceci qui est symptomatique. Avant la dernière guerre, le château et les jardins de Champs, qui appartinrent à Mme de Pompadour — ces derniers remarquablement reconstitués, au début du XXe siècle, dans toute leur splendeur du XVIIIe, avec une perfection et de subtils perfectionnements, par le Le Nôtre moderne qu’est Achille Duchêne, — ont dû être remis à l’État par leur propriétaire. Le château bâti par Le Vau pour le surintendant Fouquet et les jardins de Vaux-le-Vicomte, l’œuvre complète et maîtresse de Le Nôtre avant Versailles, appartenant à une des plus grandes familles de France, viennent récemment de subir le même sort.

Nous examinerons prochainement avec vous comment aménager la majorité des propriétés d’importance variable pour les rendre productives, notamment par des plantations fruitières auxquelles se prêtent la majorité d’entre elles, en vous rappelant que nos approvisionnements en fruits sont notoirement insuffisants. Nous en importons en masse, au lieu d’en exporter, en multipliant fâcheusement les saignées dans nos devises.

LE JARDINISTE.

Le Chasseur Français N°611 Décembre 1946 Page 345