Nous écrivons ces lignes, la question de l’Empire français
étant encore en suspens, et, avec elle, les données d’ordre économique et
financier qui seules nous intéressent ici. Nous laisserons donc soigneusement
de côté toutes les données politiques du problème, données pas mal obscurcies
par les passions partisanes et, pis encore, par l’irréalisme des théories et
des systèmes a priori. Notre Empire se désagrège. C’est un fait que même
les plus aveugles sont bien obligés d’admettre aujourd’hui. Pourquoi ? Pour
cette raison fort simple, dont personne ne tient compte, que l’on ne peut
constituer une nation ou un empire viables qu’avec des éléments humains ayant
les mêmes croyances, les mêmes préjugés, en un mot la même mentalité. Il n’y a
pas de civilisation ou d’esprit de classe qui tiennent. Tout cela n’est qu’un
vernis superficiel que chaque groupe humain arrange à sa manière, même si
l’étiquette reste identique. Un chrétien du Laos est aussi loin de son
soi-disant coreligionnaire de Vendée que le prolétaire de Saigon l’est de son
soi-disant camarade de Ménilmontant. Le ciment de notre Empire n’est pas
interne, et il ne peut pas l’être. Il est externe : c’est la force, aussi
désagréable que cela soit à reconnaître. Et, depuis quelques années, notre prestige
de peuple fort subit de sérieux accrocs : 1940, c’est là la vraie cause de
la situation actuelle. Certes, l’évolution avec le temps était
inéluctable ; mais les conséquences de la guerre en ont sérieusement
rapproché l’échéance. Ce que, il y a une dizaine d’années, nous prévoyions ici
même, étalé sur plusieurs décades, est aujourd’hui à notre porte. Le déclin de
l’Europe s’est accéléré. C’est dire notre scepticisme quant à l’efficacité
finale de tous ces replâtrages proposés, quel qu’en soit le nom sur le statut.
Peut-être que, provisoirement, les choses s’arrangeront, tant bien que
mal ? Espérons-le. Espérons-le particulièrement pour nos épargnants, dont
les risques de ce côté grossissent dangereusement ; ce dont il n’était nul
besoin.
Car l’importance des placements de l’épargne dans les
affaires coloniales est très grande ; trop grande serons-nous même tentés
de dire, ainsi que nous l’avons si souvent écrit dans ces rubriques avant
guerre, le côté obligatoirement spéculatif des participations coloniales ayant
trop souvent échappé aux épargnants. En effet, dans les années qui suivirent la
première guerre mondiale, de nombreuses entreprises d’outre-mer firent appel au
bas de laine national. L’époque était bien choisie. Encore sous l’euphorie
d’une victoire durement achetée, le bloc de cent millions de Français suscitait
les plus vastes espoirs. Et ces espoirs étaient d’autant plus vastes que
l’épargne éprouvait le besoin de récupérer tant bien que mal non seulement les
pertes dues à la guerre, mais aussi les pertes énormes occasionnées par les
prêts inconsidérés à la Russie, et accessoirement à d’autres. Au moins, de
cette façon, l’argent ne sortait pas de chez nous, et les perspectives de
spoliation brutale ou sournoise étaient-elles exclues, croyait-on. C’est alors
que les rentiers, les petits capitalistes commencèrent à se familiariser avec
les valeurs de caoutchouc d’Indochine, de mines d’un peu partout et
d’autres ; souvent à tort, répétons-le, car, par leur nature même de
producteurs de matières premières spéculatives, ces affaires ne pouvaient
convenir, dans la presque totalité des cas, qu’à des capitalistes agioteurs et
non à des épargnants. Aujourd’hui, à ce risque spéculatif de base, sont venus
se surajouter de nouveaux risques, politiques, sociaux, en fait raciaux. C’est
dire que, moins que jamais, ces valeurs ne conviennent à l’épargne. Tout
investissement effectué dans ce compartiment n’est qu’une spéculation, et ne
peut pas être autre chose.
Si, pour l’épargnant non intéressé, la conduite est facile à
tenir, il n’en est pas de même pour celui qui s’est fourvoyé, petit rentier ou
gros spéculateur. Que faire ? Pour le premier, si le placement est peu
important, et la perte à la vente nulle ou légère, le mieux, croyons-nous,
serait de vendre et de transformer en valeurs nationales sérieuses. Les risques
de l’épargne sont suffisants par ailleurs sans les augmenter à plaisir. Dans le
cas de placements importants et de pertes sérieuses, le vieux procédé de
l’arbitrage semble indiqué. À l’heure actuelle, les deux secteurs dangereux
paraissent être, dans l’ordre, l’Indochine, et, assez loin derrière, l’Afrique
du Nord. Non que d’autres parties de l’Empire n’enregistrent aussi des remous
dangereux, mais, semble-t-il, de portée plus limitée. D’ailleurs, même en Afrique
du Nord, malgré les apparences, la partie paraît moins compromise qu’en Asie,
car les possibilités de compréhension et de collaboration sont plus grandes.
L’Islam n’est jamais qu’une branche de la civilisation méditerranéenne :
la part prise par les savants arabes à l’éclosion de notre Renaissance en est
la preuve. Et la question de race ne se pose pas. Tandis qu’en Asie tout nous
sépare, la race, les religions, sans parler de l’éloignement et des intérêts
nationalistes de voisins puissants. Et, en dehors de l’Afrique méditerranéenne,
il est bien d’autres parties de notre Empire où les dangers actuels ne se
présentent que dilués et qui offrent d’excellents champs
d’investissements : îles d’importance différente, mais presque partout de
richesse certaine, points d’escales oubliés, etc. Nous n’ignorons pas que, là
aussi, nos possessions se trouvent sur le chemin de certains plans
d’expansion : liaison du Pacifique, bloc sud-africain, l’Amérique aux
Américains, d’autre encore. Mais, quoi qu’il en soit, les risques pour
l’épargne ne sont pas du même ordre qu’ailleurs, ni surtout de même nature. Un
accord politique, même imposé, offre quand même d’autres ressources que la
sécession brutale et les spoliations consécutives. Et, sans nous permettre de
conseiller telle ou telle valeur en particulier, rappelons que l’industrie du
sel aux colonies a toujours été d’un excellent rapport, que la surproduction de
sucre de canne semble improbable pour de nombreuses années encore et qu’il y a
disette mondiale très nette de métaux non ferreux.
Enfin, précisons que nos vues pessimistes quant à l’avenir
du colonialisme ne se limitent pas seulement à notre Empire. Au contraire, nous
croyons qu’il en est d’autres bien plus mal en point que le nôtre, en
particulier le hollandais, concentré en pleine zone asiatique dangereuse. Ce
que nos épargnants feront bien de ne pas perdre de vue. D’autant plus que les
méthodes nouvelles de la Hollande à l’égard des capitaux étrangers ne semblent
pas d’un très bon aloi, ainsi que nous le remarquions il y a peu de temps.
Encore un vaste compartiment de la cote que l’épargne doit soigneusement
éviter.
Marcel LAMBERT.
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