Accueil  > Années 1942 à 1947  > N°612 Février 1947  > Page 373 Tous droits réservés


Le « CHASSEUR FRANÇAIS » sollicite la collaboration de ses abonnés
et se fait un plaisir de publier les articles intéressants qui lui sont adressés.

Lola

Pour un chasseur, il est infiniment agréable d’ouvrir, de temps à autre, son carnet de sorties. En tournant les feuillets, on revit les belles années écoulées ; quelques lignes hâtivement tracées rappellent une fructueuse randonnée et parfois la bredouille. Ça et là, de modestes photos d’amateur tirent de l’ombre des amis ... Comme le temps marche terriblement vite ! Une vague de tristesse se lève en songeant que ces jours ne reviendront plus, jamais plus ... Hélas ! nos pas se dirigent déjà vers le couchant ... Heureusement, les jambes et l’œil obéissent encore.

Au début de chaque campagne de chasse, j’ai pris l’habitude de fixer sur le papier la physionomie de mon fidèle toutou. Je vois ainsi défiler une série de compagnons qui tous me furent chers. Loin de moi la pensée de les transformer en héros canins aux exploits légendaires : de bonnes bêtes non infaillibles, mais capables de retrouver une pièce démontée. Diane, Diamant, Lola, Rex, Dick montrent tour à tour, sous des robes diverses, leur tête aimante.

Lola ... Pauvre bête efflanquée parcourant les ruelles de ce minuscule bourg dauphinois en quête de sa pitance ; malgré les facilités d’alors, ton maître t’oubliait. Je te revois décrivant des cercles intéressés autour de la voiture des romanichels. Là, en plein air, rôtissaient trois beaux pigeons ; trois oiseaux pour deux personnes (extraordinaire, il n’y avait pas d’enfants) : ta part était toute trouvée. Et, d’un petit air innocent, tu vins, tout doucement, à côté de la casserole. Comme ça sentait bon ! ... Délicatement, mais avec promptitude, tu en saisis un ... et galope ! ... Colère des nomades.

Ce bon tour éveilla ma curiosité. Je venais de perdre Diamant, l’ouverture approchait. Pris de sympathie pour cette maigre chienne, issue des caprices d’une bleue avec un corniaud quelconque, je me renseignai sur ses aptitudes. Chassant seule ou avec des courants, elle arrêtait poil, plume, retrouvait les pièces blessées, rapportait, allait à l’eau ... Cette gerbe de qualités me laissa sceptique ; cependant, je fis l’acquisition de Lorette, que je débaptisai sur-le-champ afin de rompre avec sa vie de misère.

Je passe les quolibets à l’arrivée de cette « peau de chien distendue sur les os » que je voulus rembourrer au plus tôt, trop vite sans doute, car, un jour, quelle magnifique indigestion ... Elle en réchappa et se trouva en pleine forme pour l’ouverture. Vraiment, je n’avais pas été volé. Malgré ses défauts physiques, elle possédait une foule de qualités qui en faisaient un chien d’arrêt excellent.

Oh ! Lola, quand je contemple ces clichés où ton regard affectueux cherche le mien, je sens la place immense que tu pris dans ma vie de chasseur. À travers les paysages provençaux ou alpins, je revois ta blanche robe mouchetée sans cesse en mouvement. Sur les molles ondulations de la Montagnette dénudée, tu te permets de filer loin, très loin en avant. Te voilà arrêtée, le nez en l’air ; tu te retournes voulant me dire : « Viens vite, les perdreaux sont là, tout près ... mais dépêche-toi donc, je sens qu’ils glissent vers le ravin ... » Patiemment, tu attendras que j’arrive pour avancer. S’ils partent à portée et que l’un d’eux se détache, tu seras prompte à le cueillir. S’il n’est que désailé, quelle aubaine ! Poursuite rapide, arrêts, plongeons dans les broussailles, enfin il est saisi. L’étau de tes mâchoires serre cette proie palpitante et ne se rouvrira que lentement, lorsque ma main tiendra le captif.

Par ce matin de grand gel, tu te demandes si nous irons explorer les bords de la rivière ou les touffes de chênes-verts. Reine des crochets ou divine mordorée, tu sais qu’il faut être prudente et ne laisser aucune remise inexplorée : elles sont rares, chassons-les avec soin. Si, par hasard, un colvert ou une sarcelle sont venus chercher refuge en ces lieux, tant pis pour eux ; malgré la froidure, tu te jetteras bravement à l’eau.

Longtemps, tu me boudas, quand, fatigué de poursuivre les perdreaux, je longeais les rangées de ceps, les haies pour tirer grives et merles. Restant en arrière, tu avais l’air de me dire : « Est-ce un gibier ? » Tu vis que ces bestioles blessées se faufilaient comme des rats sous les buissons et tu vins à mon secours.

Mais, tiens ! quelle est cette photo où je te retrouve en compagnie d’illustres grands nez ? Ah ! tu te souviens de cette mémorable sortie ; moi aussi, comme si c’était hier.

Belle matinée de début novembre. Grand branle-bas au rendez-vous de chasse. Actionnaires presque au complet, invités nombreux. Des fusils réputés sont là, accompagnés de chiens racés, dont la naissance a été reconnue officiellement et inscrite sur les registres. Pauvre Lola, tu te sentais dépaysée. Si tu avais compris les jugements de notre compagnon de voiture, tu sais ? le grand en costume marron, plume de faisan au chapeau, caressant sans cesse un splendide laverack, vite, tu aurais regagné le logis. À l’en croire — c’est un connaisseur, — il aurait fallu te confier à la chirurgie esthétique canine, qui, allongeant d’un côté, raccourcissant de l’autre, rectifiant de-ci, modifiant de-là, t’aurait rendue digne d’appartenir à la famille des bleus d’Auvergne.

Voici la ligne des chasseurs qui se déploie sur la plaine caillouteuse. Galop effréné des chiens, coups de sifflets, rappels. Lièvres et perdreaux ont besoin d’être durs d’oreille. Quelques lapins ne se décident pas à s’en aller, mais capucins et becs rouges se rient des coups de longueur.

Qu’as-tu, Lola ? Pourquoi obliquer dans la zone battue par l’illustre setter ? Viens ici ... Te voilà immobile près d’une touffe d’herbes sèches ; qu’y a-t-il ?

— Attention, lièvre ou lapin derrière vous, dis-je au voisin ; inutile de vous presser, elle ne bougera pas.

Comme tu es belle, ainsi tendue toute frémissante vers la proie !

Deux autres chasseurs arrivent. Un énorme oreillard bondit. Fusillade nourrie. Déjà, il gagne du terrain, lorsqu’un coup mieux ajusté arrête sa course. Bataille des toutous ; chacun veut le rapporter et tu revendiques tes droits.

— Pas mal, cet arrêt, mais trop près, proclame mon voisin.

— Mieux vaut près que pas du tout, répondis-je en lançant un regard provocateur au laverack.

Tu n’eus aucun mot de félicitation ; brave petite chienne, mais les yeux de M. Voisin-Laverack s’allumèrent quelques secondes : admiration ou convoitise ? Plus tard, au déclin du jour, ses lèvres laissèrent tomber cette sentence :

— Dommage qu’elle ne soit pas racée, elle a du nez.

Je venais de tirer un perdreau en plein bois ; après quelques cercles sous les arbres, tu te dressas sur le tronc d’un chêne-vert ; l’oiseau était accroché entre deux branches près du sol.

Que m’importent, ma Lola, tes origines modestes, tu as été une des meilleures compagnes de mes heures de chasse, et c’est toujours plein d’émotion que je retrouve tes traits entre ces minces feuillets.

A. ROCHE.

Le Chasseur Français N°612 Février 1947 Page 373