Pour un chasseur, il est infiniment agréable d’ouvrir, de
temps à autre, son carnet de sorties. En tournant les feuillets, on revit les
belles années écoulées ; quelques lignes hâtivement tracées rappellent une
fructueuse randonnée et parfois la bredouille. Ça et là, de modestes photos
d’amateur tirent de l’ombre des amis ... Comme le temps marche
terriblement vite ! Une vague de tristesse se lève en songeant que ces
jours ne reviendront plus, jamais plus ... Hélas ! nos pas se dirigent
déjà vers le couchant ... Heureusement, les jambes et l’œil obéissent
encore.
Au début de chaque campagne de chasse, j’ai pris l’habitude
de fixer sur le papier la physionomie de mon fidèle toutou. Je vois ainsi
défiler une série de compagnons qui tous me furent chers. Loin de moi la pensée
de les transformer en héros canins aux exploits légendaires : de bonnes
bêtes non infaillibles, mais capables de retrouver une pièce démontée. Diane,
Diamant, Lola, Rex, Dick montrent tour à tour, sous des robes diverses, leur tête
aimante.
Lola ... Pauvre bête efflanquée parcourant les ruelles
de ce minuscule bourg dauphinois en quête de sa pitance ; malgré les
facilités d’alors, ton maître t’oubliait. Je te revois décrivant des cercles
intéressés autour de la voiture des romanichels. Là, en plein air, rôtissaient
trois beaux pigeons ; trois oiseaux pour deux personnes (extraordinaire,
il n’y avait pas d’enfants) : ta part était toute trouvée. Et, d’un petit
air innocent, tu vins, tout doucement, à côté de la casserole. Comme ça sentait
bon ! ... Délicatement, mais avec promptitude, tu en saisis
un ... et galope ! ... Colère des nomades.
Ce bon tour éveilla ma curiosité. Je venais de perdre
Diamant, l’ouverture approchait. Pris de sympathie pour cette maigre chienne,
issue des caprices d’une bleue avec un corniaud quelconque, je me renseignai
sur ses aptitudes. Chassant seule ou avec des courants, elle arrêtait poil,
plume, retrouvait les pièces blessées, rapportait, allait à l’eau ...
Cette gerbe de qualités me laissa sceptique ; cependant, je fis
l’acquisition de Lorette, que je débaptisai sur-le-champ afin de rompre avec sa
vie de misère.
Je passe les quolibets à l’arrivée de cette « peau de
chien distendue sur les os » que je voulus rembourrer au plus tôt, trop
vite sans doute, car, un jour, quelle magnifique indigestion ... Elle en
réchappa et se trouva en pleine forme pour l’ouverture. Vraiment, je n’avais
pas été volé. Malgré ses défauts physiques, elle possédait une foule de
qualités qui en faisaient un chien d’arrêt excellent.
Oh ! Lola, quand je contemple ces clichés où ton regard
affectueux cherche le mien, je sens la place immense que tu pris dans ma vie de
chasseur. À travers les paysages provençaux ou alpins, je revois ta blanche
robe mouchetée sans cesse en mouvement. Sur les molles ondulations de la
Montagnette dénudée, tu te permets de filer loin, très loin en avant. Te voilà
arrêtée, le nez en l’air ; tu te retournes voulant me dire :
« Viens vite, les perdreaux sont là, tout près ... mais dépêche-toi
donc, je sens qu’ils glissent vers le ravin ... » Patiemment, tu
attendras que j’arrive pour avancer. S’ils partent à portée et que l’un d’eux
se détache, tu seras prompte à le cueillir. S’il n’est que désailé, quelle
aubaine ! Poursuite rapide, arrêts, plongeons dans les broussailles, enfin
il est saisi. L’étau de tes mâchoires serre cette proie palpitante et ne se
rouvrira que lentement, lorsque ma main tiendra le captif.
Par ce matin de grand gel, tu te demandes si nous irons
explorer les bords de la rivière ou les touffes de chênes-verts. Reine des
crochets ou divine mordorée, tu sais qu’il faut être prudente et ne laisser
aucune remise inexplorée : elles sont rares, chassons-les avec soin. Si,
par hasard, un colvert ou une sarcelle sont venus chercher refuge en ces lieux,
tant pis pour eux ; malgré la froidure, tu te jetteras bravement à l’eau.
Longtemps, tu me boudas, quand, fatigué de poursuivre les
perdreaux, je longeais les rangées de ceps, les haies pour tirer grives et
merles. Restant en arrière, tu avais l’air de me dire : « Est-ce un
gibier ? » Tu vis que ces bestioles blessées se faufilaient comme des
rats sous les buissons et tu vins à mon secours.
Mais, tiens ! quelle est cette photo où je te retrouve
en compagnie d’illustres grands nez ? Ah ! tu te souviens de cette
mémorable sortie ; moi aussi, comme si c’était hier.
Belle matinée de début novembre. Grand branle-bas au
rendez-vous de chasse. Actionnaires presque au complet, invités nombreux. Des
fusils réputés sont là, accompagnés de chiens racés, dont la naissance a été
reconnue officiellement et inscrite sur les registres. Pauvre Lola, tu te
sentais dépaysée. Si tu avais compris les jugements de notre compagnon de
voiture, tu sais ? le grand en costume marron, plume de faisan au chapeau,
caressant sans cesse un splendide laverack, vite, tu aurais regagné le logis. À
l’en croire — c’est un connaisseur, — il aurait fallu te confier à la
chirurgie esthétique canine, qui, allongeant d’un côté, raccourcissant de
l’autre, rectifiant de-ci, modifiant de-là, t’aurait rendue digne d’appartenir
à la famille des bleus d’Auvergne.
Voici la ligne des chasseurs qui se déploie sur la plaine
caillouteuse. Galop effréné des chiens, coups de sifflets, rappels. Lièvres et
perdreaux ont besoin d’être durs d’oreille. Quelques lapins ne se décident pas
à s’en aller, mais capucins et becs rouges se rient des coups de longueur.
Qu’as-tu, Lola ? Pourquoi obliquer dans la zone battue
par l’illustre setter ? Viens ici ... Te voilà immobile près d’une
touffe d’herbes sèches ; qu’y a-t-il ?
— Attention, lièvre ou lapin derrière vous, dis-je au
voisin ; inutile de vous presser, elle ne bougera pas.
Comme tu es belle, ainsi tendue toute frémissante vers la
proie !
Deux autres chasseurs arrivent. Un énorme oreillard bondit.
Fusillade nourrie. Déjà, il gagne du terrain, lorsqu’un coup mieux ajusté
arrête sa course. Bataille des toutous ; chacun veut le rapporter et tu
revendiques tes droits.
— Pas mal, cet arrêt, mais trop près, proclame mon
voisin.
— Mieux vaut près que pas du tout, répondis-je en
lançant un regard provocateur au laverack.
Tu n’eus aucun mot de félicitation ; brave petite
chienne, mais les yeux de M. Voisin-Laverack s’allumèrent quelques
secondes : admiration ou convoitise ? Plus tard, au déclin du jour,
ses lèvres laissèrent tomber cette sentence :
— Dommage qu’elle ne soit pas racée, elle a du nez.
Je venais de tirer un perdreau en plein bois ; après
quelques cercles sous les arbres, tu te dressas sur le tronc d’un
chêne-vert ; l’oiseau était accroché entre deux branches près du sol.
Que m’importent, ma Lola, tes origines modestes, tu as été
une des meilleures compagnes de mes heures de chasse, et c’est toujours plein
d’émotion que je retrouve tes traits entre ces minces feuillets.
A. ROCHE.
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