Si nous voyions, aux Quatre Pavillons, se présenter les
coureurs de Bordeaux-Paris en tenue de cyclotouristes, et prendre le départ sur
des vélos « avec bon » achetés n’importe où, pourvus, donc, de tuyaux
d’arrosage comme pneus, d’un changement de vitesses à peine réglé, d’une selle
en carton et de vagues freins dont les poignées, déjà, « branlent dans le
manche », nous trouverions le spectacle comique et nous prévoirions que
ces athlètes passés au rang de pédaleurs des dimanches mettraient trois jours à
gagner Paris (ce que nous sommes fiers de faire, nous, avec nos superbes
randonneuses grand luxe).
Quelle ne serait donc pas notre stupéfaction, le lendemain,
d’apprendre qu’ils ont mis moins de trente heures (au lieu de dix-sept) pour
couvrir les 560 kilomètres ; et cela, tout simplement parce que leur
qualité, leurs dons physiques, le leur permettent.
Le Dr Ruffier écrivait dernièrement que l’on
avait tort, bien tort, de s’extasier devant les sexagénaires qui accomplissent,
lui en tête, les exploits dont j’ai parlé dans un précédent article. Et il
ajoutait : si les jeunes s’étaient entraînés, s’ils s’étaient formés par
la culture physique et en respectant les règles d’une hygiène adéquate, ils
feraient maintenant, à notre âge, ce que nous faisons.
Eh bien ! je me permets, pour une fois, de n’être pas de
son avis. Je crois que nous sommes prisonniers de nos dons ou de notre absence
de dons. On dit que la vie « est faite à trente ans ». J’estime
qu’elle est « faite » bien plus tôt, et qu’à vingt ans un homme qui
n’a pas de moyens physiques n’en aura jamais, quels que soient son
entraînement, son régime, son hygiène. Le tempérament compte pour 7,
l’entraînement et tout le reste pour 3. Je ne crois pas qu’on puisse
transformer un mou en un dur et un traîne-pédales en un champion. Qui n’a pas
« étonné son public » à vingt ans, ne l’étonnera jamais, à moins que,
scientifiquement et complètement transformé en robot, ayant perdu toute
personnalité et toute intelligence, l’homme de demain, devenu « machine
sociale », puisse se prêter à des modifications des structure et d’organes
relevant du laboratoire et qu’on en puisse faire un guerrier, un poète, un
débardeur, un savant ou un athlète par des procédés monstrueux dont nous
n’avons encore aucune idée.
Voilà trois hommes, du même âge, que rien ne distingue
apparemment, qui mènent à peu près la même existence. Ils sont de même taille,
de même poids. D’aspect, de vie, d’esprit, d’emploi du temps, tous trois sont
ce qu’on appelle des neutres. Ils sont également « passionnés de
cyclisme ». L’un fait allègrement des étapes de 300 kilomètres,
l’autre s’aligne dans des épreuves de pure compétition et roule à 40 à l’heure.
Le troisième, s’il dépasse 100 ou 150 kilomètres par jour, est, comme on
dit, à ramasser à la cuiller. Prétendez-vous que vous allez pouvoir faire
passer le dernier au rang honorable du premier, et le premier à la haute classe
du second, en les soumettant à un régime sévère et à un entraînement
judicieux ?
C’est à peine, selon moi, si l’on peut obtenir une très faible
amélioration des qualités physiques en se confiant au plus expérimenté des
culturistes. Le vieux et primaire : « On est ce qu’on est » me
satisfait, non par sa sonorité fataliste, mais parce que les exemples sont là
pour prouver que les « phénomènes » le sont généralement de
naissance. De Mozart à Zimmermann, de l’art au muscle, il se confirme que les
dons sont quelque chose « que nous apportons en naissant ».
Restent les « bienfaits du sport » ... et
encore ! Pour les « nés fatigués », ne sont-ils pas souvent des
méfaits ?
Je me souviens des poulains du fameux et inénarrable Chopy Warburton.
Ils s’appelaient : Tom et Arthur Linton, Michael, et d’autres.
On croyait qu’ils devaient leurs sensationnelles prouesses à
l’ingurgitation en temps opportun d’une mystérieuse et diabolique drogue que Chopy
leur faisait boire au départ des courses.
Chopy mourut ou les lâcha, et ils continuèrent d’étonner le
public des vélodromes.
Ne fumez pas, surtout, dit-on aux boxeurs.
Batlling Siki fumait un cigare monumental, un insolent
cigare, avant d’enjamber les cordes du ring. Puis il envoyait son adversaire au
pays des songes, en « moins de deux ».
Je sais qu’il ne faut pas pousser mon scepticisme à l’excès.
Nier l’entraînement et l’hygiène est chose puérile, risible, condamnable. Mais,
quand je vois un honnête cycliste de bonne volonté mettre sévèrement en
application, par exemple, les commandements de Velocio, et croire que, grâce à
une discipline rigoureuse, il égalera les prouesses de nos as, j’ai bien envie
de lui dire : « Profitez donc des joies de votre médiocrité dorée,
gardez-vous de l’ascétisme si vous avez un fond de bon vivant. Vous êtes fait
pour la promenade et les haltes fréquentes. Eh bien ! continuez. Mais je
vous permets cette exclamation touchante et qui vous fait du bien : « Ah !
si je m’étais décidé à m’entraîner ! »
Henry DE LA TOMBELLE.
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