Déjà deux mois se sont écoulés depuis l’ouverture. Le
décor de la chasse a complètement changé. Les fonds de verdure, les herbes
luxuriantes, les vignes chargées de leurs feuilles et de leurs fruits, les
ruisseaux desséchés ont ressenti les effets de l’automne mûrissant et les
premières morsures secrètes de l’hiver. Les feuillages ont pris de somptueuses
couleurs, signe de leur mort prochaine, la pluie a mouillé la terre, il y a de
l’eau dans les ruisseaux et les fossés. La Toussaint passe avec son cortège de
nuages poussés par le vent tiède du sud.
Les cailles sont parties, les perdreaux rescapés sont
devenus fuyards, et les lièvres, hélas ! très rares. La chasse au bois
commence vraiment. Une nouvelle voyageuse est arrivée, et de divers côtés on
entend dire : un tel a levé une bécasse, un tel en a tué une. Rentrant un
soir en voiture, vous en avez vu une traversant de son vol si caractéristique
le faisceau de vos phares. Aussi, en chassant au bois, on commence à visiter
soigneusement les remises, car tout indique que le moment favorable est venu et
qu’à tout moment le battement d’ailes qui remplit d’une intense émotion le cœur
des chasseurs peut se taire entendre à travers la futaie de rouvres.
Quelle époque merveilleuse ! Novembre s’écoule. Les
buis deviennent rouges, les feuilles des chênes blancs se dessèchent, les bois
se dépouillent chaque jour davantage et laissent les regards mieux pénétrer les
fourrés. La terre humide rend un son mat. Les voies sont bonnes et les courants
mènent avec régularité. Les litornes, les siffleuses animent le ciel de leurs
cris et de leur vol lent. Au sol, on découvre parfois une champignonnière qui
s’étire sous les buis et les genévriers, et on cueille ces délicieux
champignons, véritable viande végétale à goût de truffe, que nous appelons les
« giala », les gelés, tant ils sont froids au toucher.
Vraiment la divine est à sa place parmi tous ces éléments
qui l’entourent, et le coup de fusil qui la jette, mordorée, au milieu de
toutes les autres couleurs mordorées de l’automne, salue à sa manière la gloire
du paysage.
Voici un jour de pluie, de cette pluie fine de novembre, qui
est davantage une bruine pénétrante qu’une averse. Le vent vient de la mer
lointaine et, en longues rafales, secoue les frondaisons et pousse vers les
montagnes de lourds nuages sombres. La nuit semble devoir venir plus vite, mais
s’étire en un long crépuscule.
Une mare comme bien d’autres dans le bois. Nous la nommons
pompeusement lac, et elle porte un nom sonore dont il serait peut-être vain de
chercher la justification dans le passé qui nous l’a transmis. Elle est
lointaine et déserte.
Le soir tombe, un soir sans coucher de soleil. Le vent
humide devient plus fort.
17 h. 30. Les bords de la mare sont encore très
nets. Ils reflètent les bois environnants. Depuis un moment, les dernières
litornes, qui vont à leur retraite nocturne, ont jeté leur cri. Les sonnailles
du dernier troupeau de moutons qui rentre se sont éteintes. L’angoisse de la
nuit qui vient pèse sur la nature : les nuages sont plus noirs, le souffle
du vent plus puissant, les mille bruits de la forêt plus mystérieux. L’effroi
ancestral qui accompagne la fin de la lumière solaire rôde.
17 h. 45. C’est le crépuscule. Quelques merles
poussent des cris aigus et s’enfoncent dans les fourrés. Des petits oiseaux
viennent boire à la mare, s’ébattent une minute dans l’eau et fuient.
18 heures. Le crépuscule se dilue de plus en plus vite
dans la nuit. La mare est une lueur dont on ne distingue plus les bords. Plus
de cris d’oiseaux. Un aboi lointain de chien courant attardé aggrave la
mélancolie de l’heure. Soudain un bruit d’ailes : fla, fla, fla ! Une
bécasse vient de se poser au bord de l’eau. Elle scrute rapidement les
environs, entre dans l’eau et la voilà qui se baigne avec ardeur. Elle ouvre les
ailes, les immerge, fait jaillir l’eau en gouttelettes qui l’asperge. Elle fait
tout cela à grand bruit, et l’on dirait une lavandière qui rince du linge avec
grand soin. D’autres bécasses viennent, soit par les airs, soit à pattes, et,
en quelques minutes, cinq, six, sept prennent leur bain. Oh ! elles ne
sont pas commodes à distinguer dans la nuit maintenant complète et, si ce
n’était l’eau qui brille où elles la battent, il serait impossible de les voir.
18 h. 20. C’est fini, le bain est pris, la mare
retrouve son calme. Les dames au long bec, bien lavées, vont s’occuper de
passer la nuit.
Elles n’accomplissent ce rite que par vent du sud et
lorsqu’il a plu ou bruiné dans la journée. Mais, par ce temps-là, toute eau
leur est bonne, et un témoin digne de foi m’a affirmé en avoir vu sur la route
se baignant dans un vulgaire nid de poule rempli d’eau.
Que le temps soit clair et le vent soufflant du nord, les
mares n’auront pas l’honneur de leur servir de baignoire.
Comment expliquer une telle différence d’habitudes
crépusculaires selon que le temps est au nord ou au midi ?
À mon avis, les sous-bois dans lesquels vit la bécasse
l’éclaboussent par temps humide de toutes sortes de débris, terre, feuilles,
écorces, et elle éprouve le besoin de nettoyer ses plumes. Par contre, le vent
du nord correspond à un temps sec, et la belle dame reste propre et nette.
Mais, épiée comme Suzanne au bain, la malheureuse reçoit aux
mares autant de plomb que de regards, et parfois, les soirs particulièrement
favorables, cinq, six, sept sont fusillées, car le coup de fusil qui vient d’en
tuer une n’empêche pas une suivante, puis d’autres de venir presque aussitôt.
Bel oiseau mordoré qui s’éteint dans l’ombre !
Jean GUIRAUD.
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