— Mets-toi là, au creux du rocher. Ne bouge plus. Ils
arriveront en face. Ne tire que lorsqu’ils se présenteront de flanc. Ne te
presse jamais.
Et le chef, de son pas sûr habitué à la montagne, s’en va, à
travers les éboulis, occuper l’autre poste.
Je suis seul ...
C’est une matinée de fin décembre, vêtue de blanc. Dix
centimètres de neige poudreuse recouvrent le sol, habillent la rousse parure
des chênes et la sombre livrée des pins. L’air est vif. Dans la pleine, le
filet vertical des fumées monte, monte, puis s’évanouit parmi l’édredon laiteux
des nuages que le soleil essaie vainement de disperser. Une falaise abrupte de
calcaires durs m’écrase de sa masse géante. Elle me domine menaçante, avec ses
dents, ouvre ses longues fissures, fait le gros dos, puis, s’abaissant
subitement, laisse glisser le « pas » qui s’en va là-haut.
Là-haut, c’est le domaine à peu près inviolé des bêtes
noires : bois touffus de pins et de mélèzes coupés de clairières que les
compères retournent pour trouver de délicieuses racines ; bosquets de
hêtres chargés de faînes que l’automne jette à poignées sous la ramure ;
ruisseau limpide semé de vasques naturelles, baignoires idéales. Rarement les
bipèdes viennent troubler le silence de ces lieux enchanteurs : tournées d’un
forestier, courtes haltes d’excursionnistes inoffensifs. En octobre, les
chercheurs de champignons s’aventurent dans la forêt en quête de lactaires
couleur de sang ou de safran. Le panier au bras, ils gagnent les fourrés, mais
quelle frousse lorsque un « ouf ! ouf ! » sonore, suivi de
craquements, les surprend dans leur paisible occupation ! ...
Cependant, dès que l’hiver a posé sa main de glace et de
neige sur ces coins retirés ; dès que les longues nuits enveloppent la
montagne ; dès que le groin le plus robuste ne peut plus rien arracher au
sol, il faut se déplacer. Les ténèbres venues, nos noires bêtes descendent dans
la riche plaine : fruits abandonnés, amandes perdues, glands, céréales
calment leur faim. Avant l’aube, l’estomac bien garni, elles remontent dans leur
domaine. Parfois, surprises par le jour ou trop paresseuses, elles s’arrêtent
sur le flanc sud ensoleillé. Cette nuit, cinq pachydermes n’ont pas rejoint
leur domicile habituel. Point de traces aux deux seuls passages que nous
gardons. Ils sont donc quelque part dans ces touffes de chênes qui, plus bas,
habillent les pentes.
Ce n’est pas une battue à grand renfort de chasseurs,
de rabatteurs et de chiens. Non, tout juste une sortie à trois. Sur les traces,
un autre compagnon chemine et va lever les endormis. Peut-être, avec un peu de
chance, pourra-t-il en tuer un au départ. En tout cas, un coup de feu nous
dira : « Attention, ils montent ! »
Novice, j’ai été admis dans l’équipe ; faveur dont je
me sens fier. Je voudrais, par. quelque coup d’éclat, mériter la confiance de
mes aînés et me couvrir de gloire. Ce doit-être si facile d’occire ces grosses
bêtes ... Déjà, en pensée, je vis le drame. Le premier sanglier arrive. Je
le tiens au bout du fusil. Il tourne. Pan ... un de moins ! ...
Au suivant ... Pan, encore ... Vite, j’ai rechargé. Pan et pan ! ...
Deux de plus ! ... Et le cinquième, qui ne peut franchir ce monceau
de victimes, va se faire cueillir à l’autre poste. Quelle chasse ! ...
Mais si, par hasard, les chevrotines rentraient
mal ? ... On ne sait jamais ... Blessé, le sanglier peut
charger. Pas d’arbre ... Que ferais-je, acculé au rocher, si, l’œil
mauvais, le cochon noir voulait me jouer un tour digne de sa
famille ? ... Une bonne poussée me permettrait de goûter aux joies de
la chute rapide. Voyage aller sans espoir de retour, car, au-dessous, s’ouvre
l’affreux précipice qui dévale presque à pic et se perd deux ou trois cents
mètres plus bas dans un chaos de rochers gigantesques et d’éboulis. Brrr ...
Oh ! ne croyez pas que j’aie peur. Non ... mais
enfin ! j’aimerais autant les voir emprunter l’autre passage où il y a
vraiment danger mortel. Le sort décidera. Et les minutes glissent dans le
passé, lentement, lentement. Soudain, un coup de feu éclate, en bas ...
C’est le signal. Ils sont levés ... Ils montent ...
Moments délicieux d’attente, d’espoir, de crainte
aussi : si j’allais les manquer ! L’oreille tendue cueille les
moindres bruits. Pas de galop endiablé, si ce n’est celui qui résonne en ma
poitrine. Rien. Auraient-ils rebroussé chemin ?
Alors que je désespérais, voici mes porcs qui arrivent
tranquillement, sans se presser, à la queue leu leu.
La bête de tête — 60 ou 70 kilos — n’est pas
intimidante du tout. Les mal peignés avancent toujours. Poil raide est au bout
de mon canon. Il va présenter le flanc. Il tourne ... Feu ! Oh !
le brigand. Au lieu de s’effondrer, la victime désignée bondit, suivie du reste
de la bande. Le deuxième coup ébranle la falaise en pure perte. De toutes ces
bêtes vouées au carnage, il ne me reste plus — suprême injure
-— qu’une vision très nette : leur derrière se découpant sur le ciel
laiteux. Sur les cailloux un pas pressé résonne.
— Combien ?
— Cinq.
— Combien de morts ? précise, impératif, le chef.
Mais, ô joie ! sur la neige je distingue des plaques brunes.
Du sang ! ... Je l’ai touché ! ... Il
est peut-être mort derrière la crête. Mon compagnon, moins optimiste, paraît
peu satisfait de mes confuses explications. Cependant, on ne peut le nier, il y
a du sang. Il faut retrouver l’animal. Attendons le rabatteur. Au bout de vingt
minutes, il arrive, essoufflé par une montée rapide. Il lui tardait de voir une
ou deux bêtes raides. Lui aussi paraît déçu. En route ! ...
La crête franchie, nous entrons dans « l’ubac »,
où ne pénètre plus un rayon de soleil depuis novembre. La neige poudreuse
masque une couche ancienne, glacée ; parfois elle porte ; souvent
elle s’effondre. Devant nous, les sillons des fuyards ponctués de taches brunes
fuient, glissent dans les fourrés, où nous espérons toujours trouver le blessé.
Ce dernier, peu pressé de faire notre connaissance, tient bon.
Le chef, en tête, marche ou plutôt fonce. Il glisse, tombe,
se relève, s’enlise dans les fougères avec d’effroyables jurons à faire rougir
l’hermine des sapins. Le second, plus calme, rouspète modérément. Troisième et
bon dernier, je ferme la marche, comme un coupable. Je sursaute lorsque la voix
de tête s’élève, irritée et rageuse :
— Sacré cochon !
Maintenant, ces satanés mots jaillissent à tout instant. Les
motifs ne manquent pas : chute, fouet d’une branche, charge de neige
glissant dans le cou, barbotage en traversant le ruisseau.
— Sacré cochon ! Sacré cochon !
Peu à peu, ces interjections s’enfoncent en moi, me piquent,
me vrillent ... Pas d’erreur, j’en prends ma large part. Si nous peinons ainsi,
c’est ma faute. Nous devrions être sur le chemin du retour avec une ou deux
bêtes ; un retour triomphal.
— Sacré cochon ! reprend la voix.
Et nous nous obstinons à continuer la poursuite ; si
parfois le blessé était dans ce grand fourré ! ... Et toujours les
cinq traces ressortent au même trot régulier ... Rien à faire. Au soir,
nous dûmes prendre le sentier du retour, crottés, mouillés, glacés, fourbus,
d’humeur exécrable. Heureusement la nuit couvrait notre piteux retour. Chacun
marchait avec ses pensées sans desserrer les dents. Les grandes émotions
ouvrent l’appétit, puis le sommeil réparateur nous plonge dans l’oubli. Au
milieu de la nuit, je me réveillai en sursaut. J’étais au centre d’une ronde
endiablée de pachydermes qui dansaient au rythme d’une musique où — comble
de l’ironie — j’entendais distinctement ces paroles vengeresses :
« Sacré cochon ...Sacré cochon ! ... »
A. ROCHE.
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