À demi vêtu, j’achève de me raser dans la pénombre. Soudain
un bulbul siffle, tout près, ses notes d’ocarina. Bon : il est cinq heures
et demie ... (Cet oiseau salue l’aube chaque jour exactement à cette
heure ... C’est vraiment pratique, en Haute-Volta surtout, où les réveils
se détraquent continuellement.)
J’entends mon pisteur, Bocary Traoré, allumer le feu dans la
cuisine ... Allons ! tout sera prêt. Je sors et m’assieds sur le
perron pour passer la baguette dans les canons du fusil.
Tout à coup, je sursaute : du coin de la maison, un cri
affreux a retenti — c’est Ruppe, que je n’ai pas entendu venir et qui
espère m’éveiller sans douceur. Je réponds par un hurlement non moins sauvage
et la silhouette de mon camarade de chasse apparaît. Perché sur d’interminables
jambes bronzées et velues, son torse court et musclé porte une bizarre petite
tête creusée au couteau dans une épaisse toison de cheveux noirs. La face,
rouge et recuite au soleil, est, pour l’instant, fendue en deux par un rire
énorme. Il est ravi de m’avoir surpris. Après les invectives d’usage, qu’il
écoute placidement, planté devant moi comme un compas ouvert, nous passons à
table. Devant le café, dans la fumée des premières cigarettes nous discutons
sérieusement :
— C’est donc bien entendu, fait Ruppe, vous persistez à
partir en tournée ce matin ? Nous devons donc être de retour pour neuf
heures. Et où chasserons-nous ?
Je propose de battre un petit bois, à quelques kilomètres du
village, où je soupçonne que les antilopes se remettent après le viandis de la
nuit.
— Très bien, dit mon compagnon. Rosalie va être prête.
Pourvu qu’elle soit de bonne humeur !
Du fond de la cour, monte une longue plainte qui va s’aggravant
pour finir en sanglots, c’est le ventilateur du gazo de Rosalie, notre fidèle camionnette
dont la seule pièce d’origine est le volant de direction, et que nous
maudissons ou adorons tour à tour, comme ces vieilles servantes fantasques dont
on ne peut se séparer.
Un quart d’heure après, le mélange air-gaz est atteint, le
moteur tourne rond, il faut en profiter. Vite, Ruppe s’installe au volant,
vite, mes quatre rabatteurs noirs s’empilent dans la caisse ... en hâte,
je saute sur le siège ... embrayage ... départ en douceur. Tandis que
je chante à plein gosier, pour dominer les grincements du véhicule, l’air de
circonstance : Rosalie ! elle est partie ! ...
La piste blanche s’étire entre deux murs de paille dans une
savane clairsemée d’arbres rabougris. Un pont de bois nous secoue dans un
fracas de madriers heurtés, maintenant c’est la brousse. Je tiens les deux
fusils, chargés mais désarmés. Nous levons le pare-brise afin de pouvoir tirer
en marche. L’allure se ralentit, nous sommes en chasse.
— Sur ce plateau, on pourrait rencontrer des outardes,
me dit Ruppe. Regardez bien ... et surtout laissez-moi tirer, je n’en ai
jamais tué.
Je fouille du regard toutes les plaques de brousse incendiée
où ces oiseaux aiment à picorer les insectes tout rôtis ... Soudain
j’aperçois, piétant sur le bord de la piste, au ras des herbes, un corps
roussâtre surmonté d’un long cou maigre au bout duquel dodeline une petite tête
claire. Je touche aussitôt le bras de mon pilote et lui passe son arme ...
débrayage ... l’oiseau se lève lourdement, pattes pendantes, vire sur
l’aile pour traverser ... Mais Ruppe a lâché le volant, en une seconde il
a épaulé, tiré, et la pièce tombe dans une éclaboussure de plumes.
Tandis que Bocari nous apporte l’oiseau foudroyé, je
félicite le tireur.
— Une poule de pharaon ... c’est assez rare ici.
Excellent début de journée.
Avant de reprendre notre route, nous décidons de ne plus
tirer que les antilopes, afin d’économiser les cartouches introuvables en cette
année 1945. Aussi, dédaignant francolins et pintades, que nous injurions au
passage, nous roulons lentement, cahin-caha, d’un trou à un nid de poule, sur
la « route intercoloniale ».
Une grosse boule noirâtre a traversé comme une
balle ... J’épaule ... mais pas assez vite ... elle disparaît en
ruant gaiement dans la brousse.
— Avez-vous vu comment une jolie petite antilope de
Maxwell sait se moquer de vous ? grogne Ruppe.
Vexé, je me tais et commence à trouver que la chasse en
voiture n’est pas sportive.
Enfin nous arrivons à la vallée que j’ai choisie :
voici le petit bois, c’est plutôt un vestige de galerie forestière au milieu de
la plaine brûlée. À voix basse, nous donnons les ordres : les hommes
feront le tour, rabattront sous bois, dans le vent, lentement, en frappant les
troncs. À pas feutrés nous prenons nos places, à l’autre bout de la galerie, Ruppe
le ventre au bois, et moi à cent pas de lui, à quelque distance de la lisière,
adossé à une haute termitière.
Et c’est l’attente. Les coups et les cris sourds des
rabatteurs éveillent d’abord les singes qui fuient en piaillant, de cime en
cime, dans un remous de feuillage ; puis les pintades dérangées à
l’abreuvoir piètent en caquetant et se répandent dans la plaine. Dans un
brusque silence peuplé du froufroutement des petits oiseaux, j’entends un
froissement de feuilles, puis un craquement de branche morte ... et brusquement,
devant moi, une haute forme rougeâtre jaillit du hallier et reste
plantée ... C’est un guib mâle ... je vois ses cornes noires luire au
soleil ... mais je n’ai pas le temps de le détailler, tête basse il fonce
hors du bois. Mon premier coup, qui le fait chanceler, me paraît insuffisant.
Je redouble en plein travers et l’animal s’étend sur la cendre, montrant la
large tache blanche de son ventre.
Hâtivement, je recharge les deux canons. À peine mon fusil
est-il refermé, que de la même coulée bondit une grande femelle, que j’abats
aussitôt, puis un jeune mâle encore clair qui fait un brusque crochet et file
en diagonale entre Ruppe et moi. Pendant un moment, il m’est caché par des
buissons et je crie à mon camarade : « À vous ! », mais d’un
saut l’animal se dégage et je le tire à tout hasard, car il me semble hors de
portée. J’ai la surprise de le voir faire une cabriole impeccable.
...Et je reste là, un peu stupéfait d’avoir tué ces
trois superbes bêtes en quelques secondes, sans avoir fait un pas. Alors, Ruppe
s’avance, retourne et soupèse chacune des antilopes, dont la plus petite est le
double d’un chevreuil, puis il vient à moi, me donne une claque formidable sur
l’épaule et dit :
— Très bien ... bien tiré ... Maintenant, il
reste à vous arranger avec Rosalie, qui ne voudra jamais traîner toute cette
viande.
Jean COURMONT.
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