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Le milan noir

Vers le milieu de mars, alors que de lourds nuages chargés de giboulées brouillent le ciel, le chasseur qui observe un peu les allées et venues des migrateurs est intrigué par les évolutions de gros rapaces, aux immenses ailes souples, qui entrecroisent leurs orbes à des hauteurs défiant les armes les plus perfectionnées. Ils montent sans le moindre battement d’ailes, en utilisant les courants ascendants, avec une aisance et une légèreté extraordinaires. Ces spécialistes du vol à voile sont les milans noirs (Milvus m. migrans Boddaert), oiseaux assez rares en France, et que nous ramènent les premiers souffles printaniers.

Depuis plusieurs années, on observe sur les rives de la Dordogne un accroissement sensible du nombre des milans. L’an dernier, ils ont même été particulièrement nombreux dans nos parages. Ce rapace est surtout pêcheur et se cantonne au bord des eaux. Les rives escarpées de la Dordogne, dans les régions de Mauzac et Trémolat notamment, bordées de hauts coteaux abrupts (singles) assurent aux milans des asiles inviolables pour élever leur progéniture. La rivière est aussi un garde-manger bien garni, dans lequel l’oiseau sait puiser largement.

La façon de pêcher du milan noir est assez particulière. Il plane longuement au-dessus de la nappe liquide, à hauteur moyenne, sa large queue étalée, effectuant des virages savants et fouillant de ses yeux perçants la surface miroitante. Soudain, il a vu un chevesne, à fleur d’eau, chassant sans méfiance les insectes flottants. Alors, les grandes ailes se replient à demi, les rémiges primaires se rapprochent, l’oiseau pique. Si la charge du milan n’a pas l’impétuosité ni l’audace de celle de l’autour, elle est néanmoins très belle de grâce et de précision. L’oiseau se rapproche de sa proie. Il se place de manière que son ombre n’effraie pas le poisson. Tout à coup, les serres pendantes égratignent le miroir de l’eau, et le forban repart à lourds battements d’ailes, précipités d’abord, mais qui reprendront vite leur rythme normal. Mais, entre ses griffes, se débat un corps argenté qui scintille au soleil. Encore quelques grandes orbes pour chercher un gîte propice, et le ravisseur va dévorer sa proie pantelante sur la maîtresse branche d’un grand chêne.

L’acuité visuelle du milan est extraordinaire. Un jour, au cours d’une promenade en barque sur la Dordogne, avec des amis, nous fûmes obligés, surpris par un orage de pluie et de vent, de nous réfugier sous les grands arbres qui bordent la rive. L’eau jaunâtre, souillée par des pluies récentes, était soulevée de vagues de belle taille pour une rivière. Tout à coup, à travers le rideau de pluie, nous vîmes tourbillonner une écharpe brune qui s’abattit à 20 mètres à peine du bateau. Et le milan, car c’en était bien un, repartit, emporté par la bourrasque, avec un gros poisson dans les serres.

Lorsque les milans ont des petits à nourrir et que la pêche ne leur procure pas une pitance suffisante, ils se rabattent sur les grenouilles, mollusques et ... volailles. Mais il faut que l’oiseau soit pressé par la faim pour dérober un poulet ou un caneton. Cependant, les paysans accusent souvent le gros rapace qui plane ostensiblement sur la ferme, alors que, dans la plupart des cas, le coupable est l’épervier, l’autour, ou un quadrupède puant.

Mais voilà qu’un jour le ciel printanier s’assombrit. De gros nuages orageux s’amoncellent et prennent d’assaut les dernières parcelles d’azur. Les petits oiseaux se taisent et se cachent au plus épais des fourrés. Alors les milans se réunissent et montent, montent et planent inlassablement. Les corneilles et les choucas, autres hôtes des rochers, ont bien essayé de les harceler, mais ils ont vite renoncé à cette lutte inégale et regagné en croassant le couvert des arbres. Les milans, défiant les éléments, restent les maîtres du ciel, et seuls le vent violent ou une pluie torrentielle les dispersent.

Le milan noir atteint 1m,35 d’envergure pour une longueur de 0m,60. Sa queue ne mesure pas moins de 27 centimètres. Le plumage de l’adulte est brun foncé, avec de vagues reflets métalliques. Les parties inférieures sont plus claires, flamméchées de traits brun foncé. La tête est blanchâtre, couverte de plumes raides, acuminées, marquées d’un trait brun sur le rachis. La principale caractéristique du genre Milvus est la queue, qui, au lieu d’être droite ou arrondie comme chez la plus grande majorité des rapaces, est échancrée chez le milan noir et fourchue chez le milan royal. Les tarses et les doigts, relativement faibles, sont orangés, avec les ongles noirs. Le bec est brusquement crochu, acéré, d’un noir brillant avec la cire, les commissures et la base de la mandibule inférieure orangées. L’iris est jaune brun, protégé par ce sourcil cartilagineux qui donne à tous les accipitres cet air farouche et cruel si particulier. Le cri, au moment des amours, est une sorte de sifflement, trille sur la fin, et qui s’entend d’assez loin, surtout lorsqu’il est proféré d’une grande hauteur. Enfin, comme ici-bas chacun a ses ennuis, le milan noir est infesté par un énorme parasite du genre des pédiculines, le Laemobothrium titan, sorte de gros pou brunâtre, au corps aplati, et qui peut atteindre 11 millimètres de longueur.

Ces beaux rapaces nichent en petite société dans les fentes de rochers ou sur les grands arbres, mais toujours dans des endroits difficilement accessibles. Dans une aire établie grossièrement, est déposée leur unique ponte de l’année, composée de deux à trois œufs blancs piquetés de brun foncé. Lorsque les petits sont éclos, les milans se montrent plus souvent, car il leur faut pêcher à longueur de journée pour apaiser la faim de leurs insatiables poussins, qui, fin juillet, auront atteint la taille de père et mère. Les jeunes ont les plumes bordées d’une couleur roussâtre, le bec brun et les stries du plumage moins accentuées.

Dès le mois d’août, le nombre des milans diminue sensiblement. Et, vers la fin septembre, jeunes et vieux déserteront nos coteaux déjà jaunis par l’automne, pour la lointaine Afrique tropicale, leur lieu d’hivernage. Un matin plus frais, la belle rivière, couverte de brumes, se trouvera vide de ces gracieuses silhouettes qui s’harmonisaient si bien avec les sites sauvages. Le paysan ne les regrettera pas, mais l’ami de la nature voit toujours s’enfuir avec mélancolie à la fois les beaux jours et les oiseaux de l’été.

Pierre ARNOUIL.

Le Chasseur Français N°613 Avril 1947 Page 426