Les graves problèmes que pose le ravitaillement du pays
tendent à faire perdre de vue les questions de technique proprement dite dont
les lecteurs prennent connaissance chaque mois dans cette chronique. Et tout
naturellement, parce que beaucoup de choses font défaut parmi les plus
essentielles, on tend à en rendre responsables les producteurs agricoles. Il ne
semble pas que la même acuité se manifeste lorsqu’il est question de vêtements
ou de chaussures, mais si l’on peut faire durer des loques, on ne peut pas
indéfiniment laisser les estomacs fonctionner au ralenti. Et puis, songe-t-on à
la répercussion de la sous-alimentation sur les enfants et sur les
adolescents ? Combien ne vaudrait-il pas mieux délibérément consacrer les
sommes nécessaires pour tenter de réaliser immédiatement une meilleure
alimentation au lieu de prévoir le service prolongé et accentué des cliniques
et des hôpitaux, plus tard celui des asiles de toutes sortes.
Problèmes : le pain, la viande, les matières grasses et
aussi les boissons hygiéniques. L’imprévoyance se paie, le désordre entraîne un
désordre aggravé ; c’est pour le moins ce que l’on pourrait dire à propos
d’un aliment essentiel, le pain.
Le pain constitue un problème passionnant par
excellence ; le « pain quotidien » veut tout dire ; le
Français, en particulier, est toujours attaché au pain ; en fait, c’est un
élément important de la ration, surtout pour la partie laborieuse de la nation,
c’est-à-dire l’immense majorité ; par contre, et en toute vérité, ce n’est
plus autant une partie capitale du budget des dépenses, et l’origine du drame
actuel est peut-être là.
De quel drame s’agit-il ? Tout simplement de la
désaffection croissante de la culture pour la production du blé. Dans l’espace
de soixante ans, la surface consacrée à la céréale noble a diminué de bientôt
50 pour 100 ; l’effort des siècles passés, celui plus particulier des
trois premiers quarts du XIXe, pour atteindre 7 millions
d’hectares, au prix de développements culturaux souvent prématurés conduisant à
une progression insignifiante du rendement moyen par hectare, tout cela s’est
trouvé, un jour, mis en péril. Il a suffi de l’arrivée massive et à meilleur
marché des blés étrangers, de l’insuffisance des droits de douane protecteurs,
et surtout d’une contre-partie intéressante à enregistrer pour donner le signal
de la régression. Quelle est cette contre-partie : un besoin des
populations citadines pour les produits d’origine animale, et mon maître Daniel
Zolla a bien montré, lors de ses études sur la crise agricole qui a sévi jusque
vers 1900, causant des ravages profonds dans l’économie des campagnes, que la
demande de ces produits d’origine animale avait maintenu leurs prix alors que
tout s’effondrait dans le secteur végétal.
La guerre de 1914-1918 a accentué le phénomène parce que
l’on a voulu coûte que coûte, pendant ce temps, maintenir le prix du
pain ; nous nous sommes retrouvés avec 5 millions et quelques
centaines d’hectares consacrés au blé par rapport à l’avant-guerre. Fort
heureusement, grâce à des encouragements substantiels et intelligents de la
part des Offices agricoles, institutions de premier plan auxquelles on revient
sous des formes diverses après un coup de plume malencontreux, grâce aux
applications hardies d’une science nouvelle, la génétique, conduisant à des
variétés très remarquables, le rendement à l’hectare a progressé à tel point
que la France s’est réveillée un beau jour exportatrice de blé.
Nouvelle secousse, mêmes errements, aggravés cependant. Lors
de la création de l’Office du blé, dans l’année 1936, une loi avait fixé les
conditions d’établissement du prix du blé. Cette loi ne fut pas respectée, et
le paysan — qui oserait le lui reprocher — perdit confiance. Depuis,
malgré les appels des spécialistes et de la culture, la même politique a été
suivie. Devant cette attitude réticente des producteurs de blé, on nous avise
qu’une proposition tendrait à décider que la loi sera appliquée. En vérité,
pourquoi tout simplement ne pas appliquer la loi ?
Autre élément capital du drame. La demande de produits
animaux dans l’alimentation a gagné les campagnes au cours de la période
39-45 ; après mise au point, n’est-ce pas un indice de prospérité agricole
pour l’avenir ? Les productions fourragères ont été accrues et même, pour
mieux établir les rations animales, en vue de ces productions, pour parer à
l’absence d’aliments concentrés tels que les tourteaux, du blé est passé dans
l’auge des animaux. Crime, diront certains, manque de civisme, diront les
autres, alors que l’on peut se demander si beaucoup sont restés purs. Il fut un
temps où le Code civil interdisait de faucher le blé en vert— que l’on
suive l’idée — vite une loi, et une multitude de contrôleurs pour
rechercher le blé distribué au bétail. Mais l’État n’a-t-il pas, il y a quelque
quinze ans, encouragé la distribution du blé aux animaux pour résorber les
excédents ? On a distribué des primes, ne voyant pas, comme le
constataient ceux qui vivent à la terre, que des pauvres diables demandaient
leur pain. Erreur de psychologie, insouciance dans la distribution. De sorte
que, sans mériter l’absolution, ce crime dont on a exagéré l’importance trouve
des explications et des circonstances singulièrement atténuantes.
D’ailleurs, d’autres céréales servent à l’alimentation du
bétail : l’orge, l’avoine. Quels sont les prix respectifs de ces
denrées ? à l’inverse de l’intérêt du consommateur de pain. Le bon sens
exigerait donc que l’on revînt à la logique et que l’on ne mît pas le
producteur de blé dans cette situation lamentable d’avoir à choisir entre son
intérêt direct, celui de tous ceux qui sont les serviteurs de la terre, et
l’intérêt général dont le responsable, en dernière analyse, est l’État.
Mais les inquiétudes se corsent, les blés ont été
gelés ; par deux fois, la vague de froid, un froid noir, sans neige, a
atteint les régions productrices. Le budget de la France, pourtant malheureux,
va être soumis à une rude épreuve, il faut importer des grains de l’extérieur,
des semences d’abord, des blés de consommation ensuite, des céréales secondaires
accompagnant le tout ; but : fournir des moyens à ceux qui veulent
semer, donner des éléments de travail à la meunerie, enfin faire pression sur
les céréales secondaires, pression immédiate sur les stocks, pression
préventive pour créer un courant très net à la baisse, afin que les producteurs
de blé soient moins tentés de semer de l’avoine ou de l’orge. Il existe un
autre moyen, peut-être coûteux immédiatement, mais préventif, lui aussi, c’est
d’assurer un prix substantiel au blé. Puisque nous sommes en économie quasi
dirigée, puisque le planisme nous gagne, un vrai moyen consiste à assurer un
équilibre sain dans les surfaces et, dans la mesure où la chose est possible,
un équilibre dans les recettes de la culture. Les recettes avec le blé sont
fortement dépassées, aujourd’hui, par les dépenses en salaires ; la règle
tutélaire a été transgressée. Revenons à la raison. Cet article est rédigé au
début de février, puisse-t-il paraître moins sombre lorsque ces lignes
paraîtront.
Voici d’ailleurs le dégel, est-ce le bon ? La
Chandeleur, que célébraient hier les chansonniers du grenier, jour de crêpes,
présage de richesses, aurait-elle déclenché la fin de l’hiver ? Une fois
de plus, reprenons confiance et que l’on puisse bientôt semer beaucoup de blé.
L. BRÉTIGNIÈRE,
Ingénieur agricole.
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