L’épargne n’est qu’un des éléments de l’économie nationale.
Elle est à la fois la partie des bénéfices antérieurs non consommée ou non
utilisée ; et elle est aussi le moteur dans la création de nouvelles
activités, génératrices à leur tour de bénéfices et de prospérité.
Cette fusion intime entre l’économie et l’épargne est la
raison pour laquelle toute attaque inconsidérée contre celle-ci ne peut avoir
que des effets néfastes pour la prospérité générale. Vérité élémentaire que
nous défendons sans cesse dans ces colonnes, et que la situation économique
actuelle n’illustre que trop bien. À l’inverse, toute faiblesse de l’économie
est obligatoirement enregistrée par l’épargne, et dans sa création, et, dans
les cas plus graves, dans son existence même.
C’est pourquoi, quelle que soit notre activité personnelle
et l’origine de nos ressources, personne ne peut se désintéresser du sort de
l’économie générale. L’épargnant, individuellement ou parfois en tant que
groupe, peut quelquefois se soustraire à une ambiance défavorable et continuer
de prospérer alors que les autres s’appauvrissent chaque jour un peu plus.
Ce fut un peu le cas de certains producteurs agricoles et de
quelques commerçants dans ces dernières années. Mais de pareilles situations
privilégiées ne durent jamais bien longtemps. Et il n’est pas rare que,
finalement, l’équilibre compensateur ne soit payé d’un prix bien supérieur aux
avantages précédemment acquis. Les événements, même en apparence les plus
éloignés de nos préoccupations habituelles, auront forcément un jour ou l’autre
une influence sur notre destinée. Personne ne vit en vase clos. Constatation
d’ordre non seulement économique, mais aussi politique. Et qui, il y a une
quinzaine d’années, si elle avait été comprise à temps par tous les Français
— et quelques autres aussi — nous aurait évité bien des catastrophes
et bien des misères.
Quelles sont les perspectives de notre économie ? Pas
très bonnes, il faut avoir le sang-froid de le reconnaître. Pour créer des
richesses, il faut et des hommes, et des matières premières, et des capitaux.
Des hommes ... les cris d’alarme ont été suffisamment nombreux depuis
plusieurs années pour que tous les Français sachent à quoi s’en tenir. Notre
pays devient de plus en plus un pays vieux, donc de consommateurs et non de
producteurs. Et, même si tous les espoirs mis en la repopulation se
vérifiaient, il n’en resterait pas moins vrai que, tout en sauvant l’avenir, on
chargerait en plus le présent de tous ces jeunes consommateurs non productifs
avant vingt ans.
Déjà la pénurie de main-d’œuvre pose des problèmes quasi
insolubles par les voies habituelles dans de nombreuses branches de l’activité
économique. Au problème nombre, il faudrait aussi ajouter celui de la qualité.
Et ce n’est un secret pour personne que l’ardeur au travail n’est pas
précisément l’une de nos caractéristiques actuelles. Sans parler d’autres
données subjectives, en dehors de notre domaine, mais non sans influence sur
celui-ci, car il n’est que trop certain, par exemple, que cette ambiance
d’hostilités sociales dans laquelle baigne notre pays depuis plusieurs années
n’est guère génératrice de prospérité, au contraire !
Nous sommes pauvres en matières premières, malgré une
vieille tradition nationale très curieuse qui nous fait croire vivant dans une
sorte de pays de cocagne dont les richesses naturelles exciteraient l’envie de
nos voisins faméliques. Malheureusement, il n’en est rien. Nos ressources se
limitent au fer et à l’aluminium, et au charbon en quantité et en qualité
insuffisantes, comme l’expérience de cet hiver nous l’apprend que trop bien.
C’est peu, très peu.
Nos territoires d’outre-mer nous complètent en différents
domaines : caoutchouc, nickel, corps gras, engrais, etc., et sans eux nous
serions économiquement une bien petite nation. Nos grands coloniaux du XIXe siècle
ont vu clair et loin, et cela contre l’énorme majorité de leurs contemporains.
En est-il autrement aujourd’hui, et l’importance vitale pour chacun de nous du
problème colonial est-elle bien reconnue ? Les luttes de basse politique
qui se déroulent autour des questions coloniales ne semblent guère permettre,
hélas ! de répondre par l’affirmative !
Au point de vue richesse en capitaux, les illusions sont
probablement encore plus grandes, si l’on en croit la facilité avec laquelle
les dirigeants du pays, même les plus dévoués, puisent et ont puisé depuis
quelques années dans la caisse nationale, comme s’il ne devait jamais y avoir
de fond. C’est pourquoi on ne peut saluer qu’avec joie cette excellente étude
que vient de faire paraître le ministère de l’Information, sous le tire : Évaluation
de la fortune française de 1789 à nos jours, car elle ouvrira les yeux à
beaucoup.
D’après ces estimations officielles, la fortune française
aurait été multipliée par huit de la Révolution à 1914 (certains économistes
voient davantage). La guerre de 1914 nous aurait occasionné une perte de 25
p. 100. Il y aurait eu un nouveau gain entre les deux guerres, ce que,
pour notre part, nous ne croyons pas, vu les pertes énormes subies par les
épargnants, les créanciers et les propriétaires pendant cette période. Et,
enfin, cette dernière guerre nous vaudrait une perte de 45 p. 100,
estimation toute provisoire.
En gros, nous serions donc encore trois à quatre fois plus
riches qu’avant la Révolution. Comme, depuis cette époque, le chiffre de la
population a subi un accroissement à peu près du même ordre, le Français, en
moyenne, en tant qu’individu, en serait revenu au même point que son aïeul sous
Louis XVI. Chiffres éloquents que feraient bien de méditer ceux qui fixent
à la France des objectifs incompatibles avec ses possibilités financières et
économiques actuelles. Et aussi ceux d’un autre bord, qui supposent que l’ère
des « générosités sociales » sera sans fin. Sans parler du brave Français
moyen, très étonné de ne pas encore être revenu aux conditions de vie facile
d’avant guerre.
En fait, en une quarantaine d’années, nous sommes
dégringolés du rang de nation riche, même très riche, à celui de nation
besogneuse. Le fait en lui-même n’aurait rien de particulièrement alarmant si
tous les Français l’acceptaient courageusement et en tiraient les conséquences
pratiques qui en découlent, de travail, d’économie (surtout de travail, les
moyennes françaises étant parmi les plus basses de tous les pays évolués).
Malheureusement, jusqu’ici cela ne semble guère le cas. Pour de nombreuses
raisons, il ne peut d’ailleurs guère en être autrement.
La principale question, la seule d’ailleurs, est de savoir
qui cédera, ou des illusions, ou des réalités découlant de la concurrence
économique internationale. Comme les réalités ont la mauvaise habitude de
toujours avoir le dernier mot, la fin de l’aventure est facile à deviner.
Puisse le retour au bon sens ne pas se produire trop tard !
Marcel LAMBERT.
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