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À l’ombre des Carpathes

Au pays des églises de bois

Août 1939. — Malgré les rumeurs de guerre menaçantes, trois Français aventureux ont fait choix, comme voyage de vacances, d’un itinéraire à travers la Hongrie, la Pologne, la Slovaquie et la Roumanie. Les voici en Russie subcarpathique, au cœur de la forêt, à la recherche des églises de bois, curiosités du pays, indice d’émigrations anciennes de peuplades Scandinaves, suivant certains documents.

... N’ayant pas trouvé trace d’église, nous revenions vers la voiture quand nous avisons que nous avons besoin d’eau pour son radiateur.

Pierre s’éloigne vers une maison à moitié cachée par les arbres. Il revient peu après, riant avec un drôle d’air. Il emplit le radiateur, vide par terre le surplus du seau de toile et me dit :

— Tiens, retourne en chercher, tu verras.

Intrigué, je vais vers la maison et aperçois une femme vêtue de sa seule chemise, comme toutes celles que nous avons vues, mais tellement déchirée que tout ce qu’il est convenu de cacher du corps humain est visible comme si elle était nue.

Cela peut prêter à sourire, mais, croyez-moi, pas longtemps, car on finit par être obsédé par cette trop grande misère, et c’est plutôt le cœur serré que l’on regarde.

Dans cet ordre d’idées, nous devions voir mieux encore.

Nous étant éloignés dans une autre direction, toujours à la recherche de notre église, nous restons tout à coup cloués d’étonnement, muets de saisissement devant un autre petit village d’un nouveau genre.

Nous avons, en effet, devant nous une dizaine de huttes juchées sur des troncs d’arbres, absolument comme les cases de certains villages nègres.

Nous nous frottons les yeux. Sommes-nous bien en Europe ou dans quelque territoire reculé d’Afrique ? Nous nous le demandons.

Nous voyons bien qu’au milieu de ces habitations coule un petit torrent qui sort de la forêt ; des crues sont sans doute redoutables, puisque ceux qui vivent là ont jugé bon de se percher à deux mètres du sol.

Si encore ces constructions ressemblaient à des maisons ! Mais non. Les murs sont faits de boue séchée et de branchages qui servent d’armature et dépassent d’un peu partout. Un très grand toit de chaume aussi grossièrement fait recouvre l’ensemble. Le tout est assez restreint, et on se demande comment une famille peut s’abriter là-dessous en y ajoutant sans doute la basse-cour, car précisément deux poules entrent et sortent comme si elles étaient chez elles.

Une petite fille nue apparaît soudain à la « porte », qui n’est guère plus haute qu’elle, une ouverture de niche à chien. Comme un singe, elle dégringole le long d’un tronc d’arbre incliné pourvu d’échelons alternés. Elle court sous sa maison et grimpe aussi prestement dans une autre.

Nous avons dû lui faire peur.

Ahuris, nous n’arrivons pas à réaliser que des gens vivent là dedans. Car, enfin, ce qui est admissible pour les nègres des Tropiques ne l’est guère pour les Européens, si l’on songe aux conditions climatériques de cette région. Le climat continental y règne dans toute sa rigueur ; les nuits d’été sont fraîches, nous en savons quelque chose, et l’hiver doit y être extrêmement rude.

Il ne peut, en tout cas, être question d’une vie extérieure comme dans les pays chauds. Alors ?

Toutes ces considérations et bien d’autres se bousculent dans nos crânes, sans que notre raison y trouve un point d’appui solide.

Jamais, au cours de nos voyages dans les recoins les plus déshérités de l’Europe, nous n’avons encore vu chose pareille. C’est d’ailleurs le seul endroit où nous ayons rencontré une vie aussi primitive. Nous n’imaginions pas qu’un dénuement aussi complet pût exister sous nos latitudes.

Malgré nous, nous pensions aux pauvres de chez nous : leur vie est encore celle d’un prince, comparée à celle que nous avons sous les yeux.

Ainsi, même dans la misère, tout n’est que relatif.

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Nous voilà égarés bien loin, alors que nous chassions les églises de bois.

Nous avons tout de même déniché celle d’ici. Elle ressemble beaucoup à celle d’Uzsok, en plus rustique, en plus pauvre. Toute seule sur sa butte, entourée de quelques arbres, dominant toutes ces pauvres maisons, elle apparaît comme le seul luxe auquel ont pu rêver ceux qui, dans leur foi, l’ont édifiée.

— Il n’y a qu’une maison, remarque Geo, qui soit une maison. C’est celle où loge le Bon Dieu.

Nous étions trop bouleversés pour chercher à découvrir ce qu’elle pouvait avoir de particulier ...

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

... Parlez-moi des raccourcis ! Celui-là, toujours, le même, nous ramène à Csontos (Kostina), où nous sommes passés hier.

Heureusement, juste avant le village, nous tombons nez à nez avec une autre église de bois que nous ne pouvions apercevoir de l’autre route.

Elle possède un clocher en forme de tour carrée avec trois ou quatre petits toits qui se succèdent avant d’arriver au grand toit. Celui-là descend très bas comme dans presque toutes les églises, couvrant bien au delà du bâtiment.

Ici encore l’aspect simple et accueillant n’est pas un des moindres charmes de cette église. Celle-ci est une des plus anciennes de la région : 1760, si j’en crois le guide.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Il faut maintenant redescendre jusqu’à Perecseny (Perecin) pour contourner le bout de cette ramification des Karpathes, avant de pouvoir pénétrer dans l’autre vallée.

D’après ce que nous avons noté, nous allons passer à proximité d’une des plus célèbres églises de la forêt, celle de Cernohlava (tchèque). J’en avise mes compères, qui aussitôt se mettent à pousser des cris, car il faut à nouveau quitter la « grand’route » et s’engager dans un petit chemin qui ne peut être qu’abominable.

Mes coéquipiers ont bien tort. D’abord parce que l’affreux chemin n’est pas plus mauvais que les bons ; ensuite, il n’est pas très long, et enfin l’église est une petite merveille, certainement la plus belle que nous ayons rencontrée.

On imagine mal ce que peut donner l’emploi total du bois dans une construction importante déjà svelte et gracieuse par elle-même. Ce qui heurte parfois dans la maçonnerie, c’est ce qu’elle a de froid. Avec le bois, les lignes sont moins brutales, les angles moins accusés, et la bâtisse y gagne en charme.

Toutes les parties exposées aux intempéries ont cette délicate couleur du vieil argent que j’ai déjà signalée. Le bas de la construction, protégé par le toit, a pris la teinte chaude du bois poli qu’on aime à retrouver dans les meubles anciens. De là naît cet aspect séduisant qui fait regarder ces églises comme des objets précieux.

Le dirai-je ? elles semblent plus accessibles, plus accueillantes, presque vivantes et, par là, plus proches de l’homme.

S’y sentant en confiance, on comprend qu’il aime retrouver ce refuge pour y dire sa peine et son espoir.

Une église de pierres, ici, ferait figure d’intruse.

La forêt a les églises qui lui conviennent, qui lui sont propres, tout comme d’autres régions ont les leurs.

Bon nombre de pays de grands bois n’ont pas autre chose.

Mais ce qui fait le charme des églises de bois de Ruthénie, c’est leur architecture.

Il est curieux, à ce propos, de constater l’air de parenté qui existe entre celle que nous avons sous les yeux et celles des pays Scandinaves. Point n’est besoin d’aller bien loin. Il n’est, pour s’en convaincre, que d’ouvrir une géographie illustrée ou une brochure touristique. Dès mon retour, j’ai essayé de me documenter, et, sans me hasarder dans de trop savantes considérations, ni tirer des conclusions qui auraient bien des chances d’être fausses, voici ce que j’ai appris.

Les Varègues, originaires de Suède, avaient été appelés en Russie pour se battre contre les Finlandais. À la suite de je ne sais quelles circonstances, ces mêmes Varègues avaient émigré vers les plaines danubiennes.

Il est probable que ce sont des Nordiques qui ont amené ici ce genre de constructions.

Je crois que, parmi toutes les églises que nous avons vues jusqu’ici, les plus anciennes datent du XXIIe siècle. Celles de Scandinavie sont antérieures. Évidemment, les bulbes ont remplacé les clochers effilés, mais l’inspiration est la même.

Je vous livre cette petite documentation pour ce qu’elle vaut.

Robert ANDRAULT.

Le Chasseur Français N°613 Avril 1947 Page 463