Les corbeautières, qu’on appelle aussi freuries, du nom du
corbeau freux, sont les lieux de nidification des « grolles », pour
employer la terminologie chère à notre vieux Rabelais et encore usitée dans nos
campagnes.
Les dortoirs désignent les places haut perchées du
rassemblement nocturne des freux. Le mot freux vient du latin frugilegus,
« qui cueille les fruits », ce qualificatif marquant la prédilection
des corbeaux pour les semences végétales, dont chacun sait qu’ils font ample
consommation, au grand dam des cultivateurs. L’an dernier encore, dans un champ
de quatre hectares touchant les bâtiments de l’une des fermes voisines de mon
logis, les grolles ont dévasté tour à tour un semis de blé en novembre, puis un
semis d’orge fait en février pour remplacer le blé. On conçoit la colère des
exploitants contre pareils pillards dont les bandes innombrables se déploient
sur nos plaines d’octobre à mars.
Les vers blancs et vers gris, les insectes becquetés par le
freux derrière la charrue, insectes dont certains sont de nos auxiliaires,
notamment les carabes, sont loin de compenser les dégâts des corbeaux sur les
emblavures. Quand je parle de corbeaux, aucune confusion ne doit subsister
entre le freux, le « bec galeux », et le rarissime grand corbeau, non
plus qu’avec la corneille noire, la mantelée, les choucas. Bec galeux indique
bien la vilaine dénudation qui, chez le freux, part de la base du bec et
s’étend jusqu’auprès de l’œil ; chez le freux adulte du moins, car les
jeunes ont la tête totalement emplumée.
Ces jeunes freux naissent donc en forêt ou dans les parcs,
sur les bouquets d’arbres où sont établies les corbeautières, comptant parfois
huit à neuf cents nids par freurie, à raison de cinq à dix par arbre, sinon
plus. On a compté près de Poissy jusqu’à trente nids sur le même chêne.
Nos corbeautières n’hébergent qu’une très faible partie du
contingent des freux ; la grosse masse niche hors de France : en
Grande-Bretagne, dans les Pays-Bas, le Nord de l’Europe et outre-Rhin. Mon
savant camarade agronome A. Chappelier, spécialiste de la question, a
recensé près de mille corbeautières dans notre pays, spécialement en Normandie
et dans tout le secteur du Nord-Ouest, région parisienne comprise. Je connais
plusieurs colonies qui nichent en Poitou sur des peupleraies. Mais c’est
surtout au nord de la Loire que sont établies les freuries.
Ces colonies donnent lieu, en parcs clos, à d’intéressantes
séances de tir à balle à la carabine sur les jeunes freux qui commencent à
sortir du nid. Les arbres sont de haute futaie : chênes, hêtres, frênes,
ormes, tilleuls, comme dans la plupart des parcs normands. Du 20 avril au
20 mai, selon que la saison est plus ou moins clémente, la feuille ne doit
pas gêner le tir. Et, si la journée choisie comporte de belles éclaircies, on voit
les petits perchés près des nids qui sont bâtis de branchettes et moins
claquemurés que les nids de pies. Trois à quatre œufs par nid ; de sorte
qu’une corbeautière de neuf cents nids, telle que j’en ai vu près de Dieppe,
peut, en cinq à six séances, donner un tableau de deux à trois mille victimes.
Que deviennent, une fois tués, tous ces jeunes freux ?
Ils sont vendus en ville et fournissent, dépouillés, des rôtis ou salmis
acceptables, à moins qu’on ne les mette en terrine avec de minces tranches de porc
entrelardées. La chair est noire et pleine ; elle n’a pas le mauvais goût
de celle des vieilles corneilles ou des becs galeux. J’avoue préférer
d’authentiques pigeonneaux.
Parfois, en années de hannetons, le tir est interdit, en
raison de la destruction massive de ces insectes par les freux dans les parages
des corbeautières. Il ne semble d’ailleurs pas se faire d’apports des colonies
de freux aux bandes de corbeaux migrateurs, ni réciproquement. La pose de
bagues métalliques numérotées, faite sur des freux de corbeautières et de
migration par les services que dirige M. Chappelier, à l’Institut des
Recherches agronomiques de Versailles, permettra d’éclaircir la question. Les
chasseurs ont donc tout intérêt à renvoyer à cette station les bagues des corbeaux
tués.
Revenons au tir du freux : le jeune oiseau, frappé en
plein corps, tombe comme une masse. Moins bien ajusté, il s’accroche
quelquefois à une branche ou à une fourche, et, s’il n’est que démonté,
saisissez-le promptement, sans quoi vous risquez de le perdre dans les ronces,
les orties et le sous-bois. Ne jamais tirer l’oiseau sur le bord du nid, ce
berceau serait son dernier refuge.
Manqué, le petit corbeau ne bronche généralement pas, ce qui
permet de rectifier la visée. Enfin, achevons les blessés, rien n’étant pénible
comme la vue de jeunes freux éclopés parmi les cadavres de leurs compagnons de
corbeautière, lorsqu’après la chasse on fait le tableau. J’ajoute que, pendant
le tir et dès les premiers claquements des carabines, les freux adultes, auteurs
des couvées, s’envolent en croassant et ne cessent guère de tournoyer hors de
portée.
Bien moins fructueuse est la destruction des freux au
branché, lors de leur descente crépusculaire, par vingt ou trente oiseaux, sur
les bouquets d’arbres, où bientôt ces deux ou trois dizaines sont multipliées
par cinquante et même cent. De toutes les plaines environnantes, dans un rayon
de plus d’une lieue, les bandes de grolles viennent au dortoir. C’est à ce
point que leurs fientes peuvent détruire le sous-bois et qu’une odeur acre s’en
dégage. Une fois perchés, les corbeaux gloussent, battent des ailes, croassent
sourdement, puis s’envolent en un tintamarre dès qu’ils soupçonnent l’arrivée
d’un intrus, à plus forte raison si l’on bat le briquet ou qu’on fasse jaillir
le faisceau d’une lampe électrique.
Dans certains cas, très limités, on a pu autoriser des
battues nocturnes avec quelques fusils d’extrême prudence. On comprendra que de
semblables autorisations ne sauraient se généraliser sans risques. Et les résultats
ne sont pas toujours probants. Il faudrait imaginer des procédés de destruction
très efficaces sur les freux rassemblés en dortoirs, et cela sans donner
l’éveil aux méfiants becs galeux. Problème dont la solution n’est pas encore trouvée.
Migrateurs ou sédentaires, les freux n’ont pas fameuse
réputation. Reconnaissons qu’ils s’attaquent rarement au gibier et ne méritent
pas, à l’inverse de la corneille noire, la vindicte des chasseurs, ni celle qui
anime les jardiniers contre les choucas.
Mais leurs méfaits sur nos semailles, dégâts mal compensés
par la capture de larves et d’insectes nuisibles, n’autorisent pas à leur égard
la mansuétude, pas plus que leur sombre silhouette, leurs croassements, leur
vol disgracieux ne nous incitent à la sympathie.
Pierre SALVAT.
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