J’ai souvenir qu’avant guerre les tramways de
Marseille arboraient cette réclame de la Régie. J’espère que la simple pudeur
lui aura fait retirer son affiche, maintenant que le Monopole nous a fait à peu
près « passer le goût du tabac ». Cette amusante publicité des temps
heureux n’aurait plus, de nos jours, qu’une saveur amère. À présent, dans les
belles chasses bien agencées, le garde n’a plus besoin de clouer sur un
baliveau, à côté du « bon poste », la pancarte fatidique : « Défense
de fumer. »
Jadis, la recommandation n’était pas superflue :
combien de sangliers, de chevreuils, de renards n’ont dû la vie sauve qu’à la
fumée d’une pipe ! S’il est admis de prendre quelques libertés tant qu’il
ne s’agit que de pousser d’innocents capucins vers le coup de fusil final, rien
n’est de trop avec les grands animaux de battue, dont la méfiance est toujours
en éveil et les sens à vif. Alors, sauf empêchement rigoureux, cela devient une
impérieuse nécessité de descendre toujours la traque dans le lit du vent — et
pas de cigarettes. Qui d’entre nous, pour peu qu’il ait chassé en forêt, n’a
connu ces enceintes au travers desquelles un souillaud prudent s’est promené à
pas feutrés, allongeant sous bois, hors portée, sa marche silencieuse, sans
bouger une brindille, reconnaissant longuement la ligne des tireurs, puis, une
fois sa religion éclairée, a fait un brusque demi-tour, à grand fracas, son
flanc rude broussant dans les gaulis, et, finalement, a foncé sur les
traqueurs ? Sans conteste, ce sanglier resté invisible, et qui lui-même
n’a rien pu voir, a reniflé de loin ces gens-là, qui lui voulaient malemort.
C’est ici que chacun doit être silencieux, incolore et, s’il
se peut, inodore. Ma terreur, aux temps où je chassais en forêt lorraine,
c’était ce voisin odieux, incapable de se tenir tranquille, qui tousse, qui
crache, se mouche à grand renfort de trompettes, tape du pied pour se dégourdir
et sort une cigarette de son étui, juste à l’instant où le coup sourd d’une
corne lointaine annonce que l’attaque est partie. Bien heureux encore si le
mufle — car c’en est un — ne pousse pas la gentillesse jusqu’à venir
vous en offrir une, en taillant une bavette. Celui-là, fuyez-le comme la
peste ! Dommage qu’au règlement de la société un article n’autorise pas à
le faire taire, d’un coup de vingt-huit grains ...
Je sais bien qu’il arrive parfois, malgré le vent mauvais et
les bavards, qu’un vieux baptiste, ou qu’une compagnie de bêtes noires viennent
sauter la ligne, de propos délibéré. Nul n’a jamais pensé que ce soit faute de
nez, mais bravoure, folie, goût de suicide, ou toute autre raison échappant à
nos idées de civilisés.
J’ai bien vu un renard — mon premier — qui se
dérobait hors de la battue. J’étais posté moi-même en potence de la traque,
avec une grande bise me poussant aux épaules. Il m’est venu sournoisement, en
coulant sous la ronce au fond d’un vieux fossé. Manifestement, il ne pouvait
pas ne pas m’apercevoir, et les bouffées du vent lui portaient mon sentiment,
il me surveillait, et ce n’est qu’à l’instant où nos yeux se furent croisés
qu’il se détendit d’une foulée souple, trop tard. Ce jour-là, il faisait un
clair soleil, froid et vif, ses rayons dorés jouaient sur la robe fauve, sur
les dernières feuilles accrochées aux ronciers, sur la jonchée de cuivre couvrant
le sol d’un tapis de piécettes gelées. Ce renard, un grand vieux qui savait
plus d’un tour, avait-il pensé se fondre, invisible, parmi ce camaïeu d’or
roux ? ...
Et même j’ai vu mieux avec un chacal, cette horrible bête
qui n’est que ruse, méfiance et fourberie.
Au Djebel bou Zegra, au poste du lundi de Pâques. Devant
moi, une abrupte coulée de grosses roches moussues, encombrée des bois morts
descendus par les grandes pluies d’hiver, s’enfonçait sous une voûte de
chênes-lièges entre deux murailles de hautes bruyères blanches. Le flanc du
mont dégringolait sous l’épaisse fourrure des cistes, des arbousiers et des
lentisques. Très loin, au fond du ravin, j’entendais l’Oued Gountas, gorgé
d’eau, gronder en écumant parmi les lauriers-roses, sur les cailloux roulés. Un
poste magnifique, n’eût été une diablesse de brise printanière qui tombait des
crêtes et descendait doucement vers moi, portant avec elle le baume du maquis
en fleurs.
Sur ma droite, le hurlement des Arabes s’envola, le rabat
commençait. J’entendis une chasse se former, la belle gorge de Flambeau sonnait
la vue, le cochon poussé raide vint casser du bois en dessous de mon poste, je
devinai qu’il grimpait la ravine, j’attendais, la crosse presque à l’épaule, et
puis plus rien ... Les chiens aussi montèrent leur menée jusque-là, firent
demi-tour, et la chasse fila par les fonds vers Angoulmane ou le Zebboudj.
Décidément, mauvais vent ...
Après quoi je ne sus plus rien, ni des hommes ni des chiens,
les voix s’étaient éteintes, mangées par la profondeur des ravins et
l’épaisseur des bois. La forêt retombait au silence.
J’attendis longtemps. De loin, je devinai qu’un petit animal
bougeait dans la coulée. Il se précisa : un raton, cet être hybride entre
la fouine et le blaireau ; il avançait à travers les roches, la croupe
balancée d’une démarche onduleuse. Lui aussi s’arrêta, intrigué,
l’arrière-train assis sur ses longues jambes, le torse droit, la tête haute. Il
ne pouvait me voir, masqué que j’étais dans une cépée de chênes verts. Ses
petits yeux rouges scrutaient le mystère, cherchaient à trouver l’homme dont la
brise lui charriait le relent. Sa prudence l’emporta, il se laissa doucement
retomber sur son avant, s’aplatit, coula derrière une roche et disparut.
Imbécile, va ! comme si j’allais risquer de gâcher mon poste pour un
raton !
Le temps me durait ; pour qui sait qu’il ne lui viendra
rien, c’est interminable ces battues qui prennent tout un flanc de montagne.
Après un long temps, dans les fonds, je vis remuer des cimes
d’arbres : une forte bande de singes remontait vers moi, elle avançait
dans les houppiers des chênes en cueillant la glandée. Cela venait, bientôt
j’en aurais à tir. Un grand macaque, le vieux mâle sans doute, allait devant. À
cent pas, je le vis se balancer à bout de bras et se lancer d’un bond jusqu’à
l’arbre suivant. Là, il eut un sursaut et s’immobilisa, la figure tendue,
essayant vainement de me découvrir. Derrière lui sa tribu s’était tue, plus
rien ne bougeait. Le vieux épiait en grattant longuement ses fesses laquées de
rouge, puis, fixé sur cette odeur qu’il avait saisie, il se gonfla le torse, le
battit de ses mains comme un tambour, éructa une sorte de crachement de dégoût
à mon adresse, glapit un bref commandement, et tout s’enfuit en piaillant.
Décidément, aujourd’hui, je ne tirerais rien. Je quittai la
place un instant et fis une courte retraite dans un buisson au-dessus de mon
poste pour « une lamentable raison » (je m’excuse de piller ce mot
dans les sages conseils de Jean de Witt aux chasseurs en Brière, de moi-même je
n’aurai su trouver un terme aussi décent). À peine avais-je rejoint mon affût
que le chacal arrive. Il montait la ravine silencieusement, de son allure de
loup, le panache serré entre les jambes, oreilles à l’écoute, nez au vent,
humant la brise, une babine retroussée découvrant ses dents mauvaises. Bien
loin encore pour tirer ! ... et ces diables de bouffées printanières
qui descendaient des crêtes devaient lui porter tout ensemble les senteurs de
la montagne et le souffle du buisson. Pourtant il est venu à vingt pas, il est
entré dans la mort sans même savoir qu’elle était là, lui qui était toute
défiance, traîtrise et fausseté.
Le parfum des bruyères fleuries aura-t-il tout couvert, ou
tout simplement traînait-il un rhume de cerveau ? Cela doit arriver aux
chacals comme à nous autres.
En tout cas, malgré de stupéfiantes exceptions, il faudrait
jouer à l’original pour discuter le flair du grand gibier.
Albert GANEVAL.
|