Dans ma vie de chasseur, j’ai vu bien des équipages ;
j’ai vécu, dès l’enfance, dans un milieu de veneurs où parents et amis
communiaient dans ce même amour de la chasse à courre, du chien d’espèce, du
cheval généreux, de l’existence ardente de l’homme actif et de la vie en plein
air. J’avais donc déjà beaucoup d’occasions de comparer les diverses façons
d’opérer de maîtres différents, et dans leurs manières d’interpréter les règles
immuables du beau chasser, et dans leurs goûts pour les chiens propres au pays
qu’ils habitaient.
Plus tard, de bonnes relations nouées dans le monde canin
augmentèrent encore le nombre de mes expériences et de mes pérégrinations. Dans
ma fringale canine de jeune veneur, tout me semblait bon, et je passais, avec
le même plaisir, de l’équipage de lièvre au laisser-courre d’un équipage de
cerf, du grand vautrait à la modeste meute de chasse à tir ... Pourvu que
ça crie et que ça marche, j’étais heureux !
Mais, dans ces expéditions cynégétiques, hélas !
lointaines, je me souviens d’un très modeste équipage de renard qui fit sur moi
une grande impression, si grande qu’aujourd’hui encore je revois, comme si
c’était hier, ce déplacement.
J’avais connu son maître, que nous appellerons M. Contran,
puisqu’il lui faut donner un nom, à une exposition canine ; je ne vous
dirai pas où, car cela pourrait mettre les initiés sur la voie et il ne
m’appartient pas de dévoiler l’anonymat d’un vieillard dont j’ai gardé un
souvenir si vivace.
Pour la même raison, je ne m’étendrai pas trop sur la
physionomie du maître. C’était un chasseur fanatique, il avait un physique qui
lui permettait de pratiquer tous les exercices violents avec le même
bonheur ; était-il grand, petit, moyen, gros, mince, blond ou brun, que
nous importe ? Un bon veneur, une bonne meute, un joli pays, et nous voilà
situés dans le temps et dans l’espace.
Mon nouvel ami avait trente-cinq ans ; c’était un vieux
garçon qui habitait une assez vaste demeure, située au milieu de ses bois et
proche de deux grandes forêts où il pouvait chasser le renard, animal préféré
des petits équipages ; sa prise n’éveille point de jalousies
intempestives ; c’est, de plus, un indésirable, et les propriétaires ou
détenteurs du droit de chasse accueillent généralement avec plaisir l’espèce
d’illuminé qui passe son temps à pourchasser un si mince gibier.
M. Contran vivait donc comme un ermite dans ce castel
un peu délabré, comme une fortune que des générations de veneurs avaient très
galamment ébréchée.
Du grand avoir d’autrefois, il ne restait que des bribes, et,
dans les chenils, une quinzaine de grands chiens de Gascogne, dans les écuries,
deux bidets très communs, mais vigoureux, continuaient, bien petitement, les
traditions d’autrefois, c’est-à-dire le grand vautrait avec ses hommes de
vénerie, ses valets de limiers, ses palefreniers, les huniers
d’Irlande ...
Mais, si l’ensemble était assez étriqué et râpé pour tout
dire, cela avait fort bon air et sentait la bonne maison — et les bonnes
manières.
À peine arrivé chez lui, mon hôte m’avait conduit au chenil.
Entre veneurs, c’est bien là le lieu où l’on peut se comprendre dans l’amour du
chien d’ordre, ce chien d’espèce qui est la gloire et la base de la vénerie
française.
Le chenil était peut-être le seul endroit du domaine qui
demeurât bien tenu et en parfait état. Formé d’une grande cour entourée de
grilles où s’élevait au milieu une chambre de meute, dont le toit en terrasse
formait une sorte de belvédère afin que les chiens pussent s’y tenir et y
trouver à leur convenance le soleil, la sécheresse, et s’y distraire aussi par
la vue qu’ils avaient sur les communs. De nombreuses plaques de chenil, gagnées
aux expositions, figuraient au mur extérieur de cette chambre, et on pouvait y
compter bien des premiers prix ; sur un bandeau de bois sombre s’alignaient
une suite impressionnante de pieds de renards, trophées de l’équipage. Séparé
par un couloir, grillé également, s’étendait une vaste cour d’ébat, puis la
cuisine des chiens et le hangar où ils mangeaient par mauvais temps. C’est dans
cette cour d’ébat que se tenait la meute et où je pus la voir.
Il n’y a guère de chiens courants qui possèdent davantage ce
cachet de grande race et cette noblesse d’allure qui sont, en quelque sorte,
l’apanage du grand chien bleu de Gascogne. Sous une livrée sévère, il montre
tant de majesté dans le chef, bien encadré de pendants superbes, dans son
maintien d’animal parfaitement équilibré, qu’il se présente comme un grand
seigneur, un vrai grand seigneur d’autrefois.
La meute de M. Contran formait un magnifique ensemble
de sujets bien pareils, de la plus haute taille et des plus typiques. Je les
admirai et je le dis bien sincèrement : « J’étais sûr qu’ils vous
plairaient, me répondit en souriant leur maître, mais c’est sur le terrain
qu’il faudra les voir pour bien les juger. »
En effet, le lendemain, nous sortions du castel par une
journée d’hiver ; un ciel bas et maussade confondait les bois, les
labours, les chaumes, dans une grisaille terne et imprécise. Les quinze gascons
s’en allaient sans couple, au pas, derrière leur maître, et je suivais en
serre-file, admirant encore leur magnifique prestance et leur sagesse.
M. Contran se mit en quête dès l’orée des bois ;
ses chiens s’égaillèrent un peu, puis prirent une allée, tout en donnant des
coups de nez dans les coulées qu’ils croisaient, mais sans s’écarter ni entrer
au fort.
Nous avions ainsi trôlé depuis une heure peut-être quand
quelques chiens sentirent à la branche et se coulèrent dans un petit taillis en
jouant du fouet et en se rabattant.
Notre veneur les appuya en sourdine, sifflotant quelques
foulées. Je regardais faire les chiens ; toujours très calmes et aussi un
peu dédaigneux, le nez à terre, le fouet en mouvement et dressé vers le ciel,
ils avançaient, goûtant la voie, mais sans se récrier encore ; bientôt ils
s’animaient cependant. Un grand ahuri de gascon qui, au chenil, m’avait semblé
beau comme un dieu, mais bête comme un veau, se mit à rapprocher d’une
magnifique voix de hurleur qui fit rallier à lui tout l’équipage.
Alors s’éleva un ravissant concert de voix puissantes, un
peu graves et profondes peut-être, mais si harmonieusement accordées les unes
aux autres que la musique était délicieuse pour les oreilles d’un veneur.
Le renard, dans sa reposée, devait en juger autrement, car,
sans attendre ces hurleurs — et comme le font souvent ces malins compères,
— il se déroba en tapinois et vida l’enceinte, cherchant à gagner au pied.
Cela, du reste, abrégea le rapprocher ; un chien croisa
la voie fumante et bientôt les clameurs des gascons nous apprirent que l’animal
était debout et que nous pouvions sonner le lancer, ce que nous-fîmes, tandis
qu’au petit galop nous prenions un layon pour suivre la chasse.
Que n’a-t-on pas dit sur le courre du renard ?
Pour certains, c’est à peine une chasse, bonne tout au plus
à pratiquer avec quelques « braillauds » qui feront fusiller, dans
une de ses randonnées, un adversaire bien minable. Pour d’autres, anglomanes
cent pour cent, c’est un « sport » admirable, c’est le
« rush » furieux de quarante fox-hounds enragés, c’est une course au
clocher, un tourbillon d’habits rouges ... Mais, pour quelques veneurs
français, c’est un courre comme les autres, avec ses finesses, ses difficultés
et ses charmes.
Dans le pays de M. Contran, chasser un renard était un
vrai régal. Après s’être fait battre un moment dans le boqueteau où il avait
été lancé, le matois avait débuché et gagné une des forêts, distante de deux à
trois kilomètres de là. Les grands bleus de Gascogne avaient pris la plaine
sous mes yeux, et je ne me lassais pas d’admirer ces grandes carcasses se
détendre comme des ressorts, tout en faisant une si réjouissante musique.
Nous avions la chance d’être tombé sur un bon renard, un
renard qui prenait de grands partis et qui faisait une véritable chasse de
louvart. Et de galoper, et de sonner, et d’appuyer ces gascons dont le beau chasser
de chiens français aurait enthousiasmé n’importe quel veneur.
Je ne vous raconterai pas par le menu cette jolie
chasse ; des souvenirs de cette sorte n’ont guère de valeur que pour ceux
qui y prennent part, mais, cependant, je dois vous dire qu’après deux heures de
courre en forêt l’animal gagnait la plaine pour un second débucher
étourdissant, vers un nouveau massif forestier.
Mais l’inexorable menée des chiens bleus le suivait dans
cette ultime défense ; ces clameurs continuelles, cette poursuite sans
répit l’épouvantaient, lui détraquaient le cœur, et, fini, fourbu, forcé pour
dire, il vint s’acculer dans un roncier, où il fut étranglé, sans façons, par
des seigneurs qui auraient facilement mis à mal des adversaires autrement
importants.
En, en retraitant — car nous avions quelque quatre ou
cinq lieues à faire, — M. Contran se montra plus loquace : — Mon
rêve, voyez-vous, serait de posséder une meute aussi homogène que la mienne,
mais où on pourrait trouver : six chiens droits comme des chiens d’ordre,
trois requérants comme des briquets et cinq finissants comme des bâtards ;
avec cet équipage idéal, un pauvre veneur comme moi prendrait ce qu’il
voudrait ...
Mais des souhaits semblables, nous en avons tous fait ! ...
La perfection n’est point de ce monde, et les chiens parfaits n’existent que
sur le papier, ou lorsqu’une digestion heureuse nous transporte dans le pays du
rêve, dans le domaine de la nuit, où nous chassons comme nous voudrions le
faire quand, ayant quitté notre lit, nous chaussons nos bottes et marchons sur
la terre ...
Si nos chiens sont chasseurs, fins de nez, criants, qu’ils
sont bien ensemble et bien droits dans la voie, remercions saint Hubert et
prions-le qu’il nous permette de conserver longtemps un ensemble déjà bien
difficile à obtenir.
Guy HUBLOT.
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