Les cailles empoisonneuses

M. le D^r Edmond Sergent, directeur de l’Institut Pasteur d’Algérie, a bien voulu nous autoriser à rendre compte aux lecteurs du Chasseur Français d’un article fortement documenté publié dans le bulletin de cet Institut sous le titre :

Les cailles empoisonneuses dans la Bible et en Algérie de nos jours. — Aperçu historique et recherches expérimentales.

Dans la Bible.

— À deux reprises, les Israélites fuyant l’Égypte furent sauvés de la famine par la manne et les cailles. D’abord, dans la région désertique, à l’est de Elim (la moderne Masaïd), le soir, on vit monter des cailles qui couvrirent le camp. Une autre fois, au sud de la montagne du Djebel Hellal, un vol immense de cailles, poussées par un vent de tempête, s’abattit sur le camp, sur l’étendue d’environ une journée de marche d’un côté, une journée de marche de l’autre côté. Pendant tout ce jour, toute la nuit et toute la journée du lendemain, le peuple se leva et ramassa les cailles ; celui qui en avait ramassé le moins en avait dix gomors ; ils les firent sécher tout autour du camp. Mais ils n’avaient pas achevé de manger cette viande et de s’en rassasier qu’ils furent frappés d’une grande plaie.

Depuis la Bible.

— On retrouve chez les écrivains de l’antiquité gréco-latine la notion des cailles empoisonneuses. Les anciens savaient que les cailles peuvent se nourrir, sans inconvénient pour elles-mêmes, de graines vénéneuses et que leur chair devient toxique pour ceux qui en mangent.

Lucrèce : l’ellébore, qui est pour nous un poison violent, profite aux cailles. Pline l’Ancien : les cailles se plaisent à manger la graine de certaines plantes vénéneuses ; aussi les a-t-on bannies de la table. Galien : la ciguë sert de nourriture aux étourneaux et n’a pas d’action mortelle sur eux, tandis qu’elle nous fait périr, et l’ellébore dont s’alimentent les cailles est un poison mortel pour l’homme.

L’aperçu historique continue. Cornevin : on prétend, en Allemagne, que les alouettes et les cailles sont insensibles à l’action toxique de la ciguë, mais que leur chair peut empoisonner les carnivores qui les mangent. D’après A. Ménégaux, Laboulbène, Buffon, Seth-Smith, les cailles se nourrissent de toutes sortes de plantes sauvages.

En Algérie, l’enquête faite par l’Institut Pasteur d’Algérie, qui a reçu vingt-cinq communications à ce sujet, a révélé que, dans les régions où la ciguë était abondante, chaque année, on a constaté des cas d’empoisonnement dont les chasseurs étaient victimes après avoir consommé des cailles. Les chasseurs incriminent formellement les cailles « vertes », c’est-à-dire les cailles amaigries et fatiguées qui arrivent du sud au printemps. En d’autres saisons, les cailles ne sont pas toxiques. Les symptômes d’empoisonnement rapportés par les chasseurs ont des caractères communs : ils surviennent très rapidement après le repas, sont parfois alarmants, mais n’ont jamais causé la mort. Il y a deux sortes de symptômes :

Troubles digestifs : vomissements, coliques parfois violentes, diarrhée sont accompagnés de fatigue générale et même de lipothimie. Ils disparaissent d’ordinaire dans la journée du lendemain.

Accidents paralytiques : ils apparaissent en général trois ou quatre heures après le repas : sensation de froid dans les membres, surtout aux extrémités, puis une sensation des membres inférieurs qui se dérobent. Rapidement, la paralysie progresse, gagnant successivement le tronc, les membres supérieurs, les muscles, la nuque. Parfois, le malade a une extinction de voix. Jamais on ne signale d’élévation de température. Ces troubles, qui n’ont jamais causé la mort, disparaissent en moins de trente-six heures.

Recherches expérimentales faites à l’Institut Pasteur d’Algérie sur les chiens.

— On délaie des graines de ciguë broyées dans un mortier dans quatre à huit fois leur volume d’eau ; on fait avaler ce liquide pâteux aux chiens tenus à jeun. Au-dessous de 1 gramme par kilogramme d’animal, on n’a aperçu aucun trouble. L’empoisonnement a été manifeste à partir de 1^gr,25 et a été marqué avec 3 grammes par kilogramme. Une dose à peu près double a été mortelle en quelques heures.

Intoxication des chiens par des cailles nourries de ciguë.

— Une caille est gavée pendant six jours avec des graines de ciguë fraîche non broyées du poids total de 1^gr,90. Morte accidentellement le sixième jour sans avoir présenté aucun signe d’intoxication, elle est soigneusement dépouillée et vidée, légèrement rôtie et donnée à manger à un chien de 4^kg,500, vif et pétulant, à jeun depuis la veille. Deux heures après le repas, le chien présente de la parésie marquée des pattes postérieures ; il marche les pattes écartées, flageolantes, se couche, et, lorsqu’il veut se relever, retombe immédiatement. Il ne peut pas tourner sur lui-même ; son train postérieur fléchit et il se recouche. Cette attitude persiste deux heures environ, puis il se rétablit.

Une autre caille avait reçu en trois jours 11 grammes de graines de ciguë fraîche broyées. Elle est sacrifiée en excellent état de santé apparent, soigneusement vidée, légèrement rôtie et donnée à manger à un chien de 7 kilogrammes. Quatre heures après le repas, le chien, très vif jusque-là, manifeste les mêmes symptômes que le précédent. La parésie dure un peu plus de deux heures, puis tout revient à l’état normal.

Dans une autre série d’expériences où les cailles sont nourries de graines de ciguë récoltées depuis plusieurs mois et conservées à l’air dans les conditions naturelles, les six chiens qui les mangent ne présentent aucun signe d’empoisonnement.

Les cailles nichant en France, où l’on consomme des alouettes et des étourneaux, visés également par plusieurs auteurs précités, l’aperçu historique et les recherches expérimentales de l’Institut Pasteur d’Algérie peuvent aiguiller les recherches vers les causes de certaines intoxications.

J. BONNET.

Le Chasseur Français N°614 Juin 1947 Page 471