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Repasse

Mars était venu. Pendant deux jours, le vent du sud avait soufflé en tempête, agitant furieusement les bois qui couvraient les coteaux et soulevant les eaux des étangs. Puis la pluie était tombée pendant toute une semaine par rafales, averses, giboulées ou bruine. Et la température s’était brusquement radoucie, prélude au printemps qui venait. La Loire avait grossi, puis la crue était arrivée, s’étendant aux marais, qui se gonflaient. Les trous, à sec pendant des mois, s’étaient remplis, et des mares, des flaques étaient nées par-ci, par-là, avec de petits ruisseaux d’eau claire courant à travers les gravières. Un temps idéal pour la repasse, ce voyage de remontée des migrateurs qui, après avoir passé l’hiver dans des pays au climat doux, vont remplir, dans les vastes forêts et les grands marécages nordiques, la grande œuvre naturelle qui perpétue les espèces.

Par petits groupes, généralement pressés, les tribus voyageuses se hâtent, ne prenant que le temps de s’arrêter pour se nourrir ou se reposer. Les aquatiques, c’est-à-dire canards, sarcelles, bécassines et autres habitants des lieux mouillés, suivent la route des vallées, le chemin des grands fleuves, où ils font de brèves escales. Et, si, comme il arrive, ils viennent à survoler des régions inondées, c’est là qu’ils s’arrêtent de préférence, puisqu’ils y trouvent l’élément où ils vivent et l’assurance de leur pitance préférée.

C’est donc là une époque chère aux chasseurs de sauvagine, qui, après quelques semaines creuses, vont pouvoir, de nouveau, se livrer, avec quelques chances de succès, à cette passionnante poursuite qui leur procure tant de joies.

Levé de grand matin, Garrigue descendait, ce jour-là, le chemin qui menait vers le fleuve et ses marais. La pluie avait cessé la veille ; mais il en restait une brume épaisse qui recouvrait les blés en herbe et les terres gonflées d’eau. Le jour n’était pas encore levé, et l’on ne voyait qu’à quelques mètres de chaque côté du chemin. Mais il connaissait bien sa route, où il se serait conduit les yeux fermés, l’ayant si souvent parcourue soit par les jours d’automne, quand commence la migration, soit par les grands froids, lorsque les canards, quittant leurs étangs gelés, viennent à la recherche des eaux courantes, soit, aussi, par les matins où l’on sent l’approche du renouveau. Il aimait cette grande solitude matinale qui sent le printemps ; elle le remplissait d’aise, le laissant, parfois, en extase devant un lever de soleil radieux, quand les merles et les grives font retentir les bosquets de leurs roulades enivrées et que les alouettes montent droit dans l’azur, jetant aux quatre coins du ciel des trilles douces comme des chants d’amour. Souvent, il s’arrêtait pour mieux jouir du spectacle qui s’offrait à ses yeux et des harmonies qui charmaient son oreille. Son visage en était tout illuminé. Il était heureux, profondément, ne semblant vivre que par ces claires visions dont si peu de gens savent jouir et qui consolent un peu de l’immense et triste monotonie de l’existence.

Tout en marchant, il tendait l’oreille, car il n’aimait guère entendre quelque coup de feu annonçant, dans le petit jour, qu’il ne serait pas le premier arrivé. Il voulait battre, avant tout autre, trous et marais où se tiennent les canards, car, une fois levés, ils n’y reviennent souvent que le soir.

Des lumières commençaient à s’allumer derrière les carreaux des fermes, où l’on se lève tôt pour le soin du bétail. Il arriva ainsi jusqu’au bord de la Loire, qui roulait des eaux gonflées et encore couleur de nuit. Impatiemment, il dut attendre que le passeur eût fini de donner le foin à ses bêtes. Une sirène, au loin, appelait les travailleurs à l’usine. Le premier train passa, en un grand fracas de ferraille, sur la voie qui dominait et longeait le fleuve. Enfin, il monta dans le bateau que retenait le gros câble d’acier de la traille, tendu d’une rive à l’autre. Le courant, vif, faisait de grands remous autour du bac que le passeur maintenait le bec à l’amont, tandis que la poulie de bois courait en grinçant sur le câble. En quelques minutes, il fut sur l’autre rive et se mit en chasse.

À présent, il faisait jour. Tout était mouillé et les branches des « vorgines » ruisselaient de gouttes d’eau qu’y avait laissées la brume matinale. Il semblait, cependant, que la journée s’annonçait belle, car, en haut, le ciel s’éclaircissait, et l’on sentait qu’un moment viendrait où le soleil dissiperait toute cette brumasse qui persistait encore et semblait se fondre dans les flaques d’eau.

Dans la plaine de graviers, il y avait de l’eau un peu partout. Soudain, un sillon coupa la surface du premier trou : c’était une poule d’eau qui se hâtait d’aller se blottir sous la berge : ce fut la première pièce de la journée. Le chien, d’un bond, se jeta à l’eau et la rapporta, triomphant, récompensé par une bonne caresse. Un vanneau, alerté, s’enfuit en criant, à grands coups d’ailes, et une volée d’étourneaux, qui picoraient à terre, alla noircir, en rangs serrés, le faîte d’un grand peuplier qui se dressait en bordure d’un champ.

Notre homme suivait une traînée de joncs quand son chien s’immobilisa, le nez haut : une bécassine, probablement. Le chasseur fit quelques pas et l’oiseau magique partit avec sa fougue coutumière et déconcertante. Mais le fusil, une fois encore, fut heureux, et le long bec fut un instant admiré, soupesé, caressé, avant d’être mis au carnier. Car, vous le savez, la bécassine est l’oiseau du dilettante et c’est une pièce qu’on est heureux d’avoir abattue. Par une grâce divine, l’exploit se renouvela deux fois encore, ce qui mit notre homme au comble de la joie.

Alors, il s’arrêta un instant, tandis que le soleil, brusquement, dissipait la brume. Le paysage s’en trouva, tout d’un coup, transformé, étincelant de lumière mouillée, que les branches, les joncs, les touffes reflétaient dans toute l’eau dont ils dégouttaient. Les arbres se dressèrent dans le ciel devenu bleu ; les oiseaux : grives, pinsons, merles, alouettes, s’égosillaient ; les bergeronnettes, alertes, couraient, hochant leur longue queue, puis s’envolaient, tournaient en rond à la poursuite de quelque insecte et se reposaient avec cette grâce infinie des passereaux. Le chasseur s’enchanta de cette féerie.

Il reprit sa chasse et s’approcha, sans bruit, du Gaye, cette étendue d’eau morte qui, à présent, fumait sous le soleil levé. Des canards s’enfuirent à grand bruit, trop loin. Mais une sarcelle, bourrée dans les touffes du bord, fut levée par la chien à bonne portée et vint rejoindre, dans le filet, bécassines et poule d’eau. Garrigue suivit les bords du fleuve, tandis que le chien barbotait. Derrière la file d’arbres qui bordait l’autre rive, on apercevait la ligne des collines abritant le bourg et, plus loin, à l’horizon, le plateau de la Madeleine, pays des grosses perdrix rouges, qui, toutes ailes ouvertes, plongent, comme des bolides, le long des pentes abruptes. Il passa dans l’île, où sont les marais entourés de bosquets de vernes, d’où filaient, sauvages, les grives effrayées. Il connaissait, au milieu de l’étendue sablonneuse de vorgines serrées, une jolie mare où l’on surprenait bien souvent sarcelles et canards. Il s’en approcha en silence, retenant son chien aux talons. Le cri étouffé d’un canard le mit en émoi. Et, brusquement, se dressant sur le bord, il mit à l’essor cinq longs cous et dégringola une cane, manquant un second oiseau.

Alors, avant de rentrer, il remonta jusqu’aux gravières de Basset. La Loire coulait à pleins bords, rongeant les terres qu’elle enlève peu à peu, parcelle par parcelle, dépossédant ainsi, de plus en plus, les riverains, dont beaucoup ont abandonné le village. Une bande de vanneaux s’éleva de la plaine de graviers et de sable où courait, au loin, à toutes pattes, un couple d’œdicnèmes criards ou courlis de terre, oiseaux bien difficiles à approcher. Un brusque arrêt du chien et deux perdrix surgirent en trombe d’une touffe ; il les suivit du regard, sans que son arme ait fait le moindre geste : seuls les braconniers tirent les couples après la fermeture. Et il en existe, malheureusement, plus que ce que l’on croit, qui coupent ainsi leur blé en herbe !

Au clocher du bourg voisin sonnèrent des heures qui résonnèrent dans le clair silence matinal ; elles coururent sur la cime des pins, s’éparpillèrent par-dessus les marais et les terres mouillées, allant mourir au loin. Il fallait rentrer. Le chasseur siffla son chien, lui lança quelques cailloux dans le courant pour lui faire faire quelques plongeons afin de le débarrasser de la vase qui le souillait. Puis, l’âme légère, le cœur content, il prit le chemin du retour dans la douceur sereine de cette matinée.

FRIMAIRE.

Le Chasseur Français N°614 Juin 1947 Page 472