Accueil  > Années 1942 à 1947  > N°614 Juin 1947  > Page 473 Tous droits réservés


Le « CHASSEUR FRANÇAIS » sollicite la collaboration de ses abonnés
et se fait un plaisir de publier les articles intéressants qui lui sont adressés.

La passée du soir

La brise a fraîchi. Elle arrive sur nous, après avoir franchi les collines à l’ouest, et nous souffle à la figure les embruns qu’elle soulève. Nous entendons sa voix puissante par delà les montagnes, et la surface de l’étang moutonne déjà, frissonne par place, et les milles vaguelettes soulevées, sautillantes et grises, clapotent sous la quille de notre « bétou ».

La voile se tend à craquer, le bateau s’incline et file. Sa proue fend l’onde grise et nous couvre de mille gouttelettes d’eau.

Le froid descend, et les piquets qui amarrent les filets se givrent de minuscules glaçons. Nous nous tassons dans le fond de la barque, pour offrir au vent de la terre le moins de prise possible.

Dans l’air froid, tout là-haut, un goéland tournoie et plonge. La masse noire des foulques affolées se resserre, s’agglomère et file, le cou tendu, vers la terre et l’abri des roseaux.

Dans une éclaircie, un vol triangulaire de colverts passe, se dirigeant vers l’ouest. Au loin, vers la mer, des milouins, apeurés par on ne sait quoi, tournoient, se posent, s’enlèvent et se reposent, se fondant parfois dans la grisaille de l’horizon.

L’île maintenant se distingue. Elle est brune et tassée au ras de l’eau, comme le dos d’un gigantesque marsouin, comme l’échine sombre d’un monstre tiré tout exprès de la préhistoire.

Le soleil décline là-bas, et nous nous hâtons de débarquer. Le sol est mou, tapissé de lichens et de bruyères marines. De petites flaques d’eau, ça et là, accrochent la lumière et la retiendront encore après la tombée de la nuit.

Un écran de roseaux nous abritera du vent et nous dissimulera tant bien que mal à la vue perçante de la sauvagine.

La brise, qui avait fraîchi tout à l’heure, s’étale maintenant, et se calme peu à peu. Le froid se fait plus aigre, et, quoique bien couverts, nous frissonnons.

En alerte, nos sens tendus, le doigt sur la détente de nos fusils, nous attendons. Le soleil accroche et effiloche ses derniers rayons aux cimes déchiquetées des collines, la lumière faiblit, s’adoucit, pour n’être plus qu’une pâle clarté laiteuse et grise. C’est le moment, la passe va commencer.

Plus loin de nous, à notre gauche, deux coups de fusil ont retenti, puis deux autres. Et, tout à coup, dans un glissement d’ailes velouté, trois ombres passent. Nos fusils, d’instinct, ont été épaulés à temps, et deux colverts s’abattent dans les bruyères.

Maintenant, coup sur coup, deux vols de sarcelles sont passés en sifflant, et, chaque fois, les coups de nos fusils ont rayé la pénombre.

Nos amis, plus loin, tirent, et nous distinguons nettement la lueur de leurs coups de feu. Mais voilà que tout près, là, dans la flaque d’eau devant nous, deux ombres se sont posées. Elles pataugent, s’ébrouent ... pas pour longtemps, car, encore une fois, le silence a été meurtri par deux détonations.

La lumière baisse, le soleil a maintenant disparu dans un rougeoiement d’apocalypse, et seule la lueur est plus claire à l’ouest.

Les coups de fusil se ralentissent, et souvent nous entendons, sans rien voir, le frôlement, le glissement des ailes. Nous abattons tout de même encore quelques pièces, nous en manquons beaucoup, mais la nuit est là. Seule la lumière demeure, tassée au ras de l’eau, grisâtre au-dessus des flaques, plus sombre au-dessus de l’étang.

Nous repartons, et le bruit de notre marche fait fuir devant nous, dans un éclaboussement d’eau, les ombres furtives des canards qui pataugent dans les mares luisantes. Nos coups sont tirés au hasard, et ce n’est que par miracle que mon camarade abat une pièce.

Le ciel s’est dégagé. Dans le froid de la nuit, les étoiles clignotent, et, vers l’horizon, vers la mer, la lune se lève lentement.

L’eau glauque de l’étang clapote sous le « bétou ». Nous nous enfonçons dans la nuit, sûrs de l’instinct de notre pilote qui, tout droit, sans une hésitation, nous conduit vers la cabane où nous devons passer la nuit.

Nos sacs sont garnis, et, si nous en jugeons par le bruit des détonations qui, tout à l’heure, déchiraient le calme nocturne, nos compagnons doivent eux aussi porter un joli tableau.

Dans la cabane, autour d’une grande flambée, et en attendant le dîner, nous étalons nos victimes, qui forment un merveilleux mélange de tons, allant du vert le plus scintillant au vert le plus tendre, en passant par les bruns, les fauves, les rouges, les gris les plus beaux et les plus purs.

Dans le brouhaha des rires et des conversations animées, dans les ombres dansantes que les flammes dessinent sur les murs, parmi la tiède ambiance de l’humble cabane, nous évoquons, encore chauds de l’action, la magie hallucinante de la « passée du soir ».

Après le repas, le calme se fait. Le silence s’établit dans la maisonnette, et, côte à côte, roulés dans nos couvertures, nous nous endormons.

Au dehors, le froid règne, le vent est tombé, et la lune étale ses rayons à la surface de l’étang. Les vaguelettes courtes font miroiter et danser la lueur, et, là-haut, les étoiles scintillent, piquetant d’or l’infini glacé du ciel.

Tout près du feu, emmitouflés de couvertures, mes camarades dorment d’un sommeil paisible. Je m’assoupis et regarde filtrer à travers la porte mal jointe l’or pur d’un rayon de lune. Demain, à l’affût du matin, que de joies encore, que d’émotions !

P. BOURREL.

Le Chasseur Français N°614 Juin 1947 Page 473