La brise a fraîchi. Elle arrive sur nous, après avoir
franchi les collines à l’ouest, et nous souffle à la figure les embruns qu’elle
soulève. Nous entendons sa voix puissante par delà les montagnes, et la surface
de l’étang moutonne déjà, frissonne par place, et les milles vaguelettes
soulevées, sautillantes et grises, clapotent sous la quille de notre « bétou ».
La voile se tend à craquer, le bateau s’incline et file. Sa
proue fend l’onde grise et nous couvre de mille gouttelettes d’eau.
Le froid descend, et les piquets qui amarrent les filets se
givrent de minuscules glaçons. Nous nous tassons dans le fond de la barque,
pour offrir au vent de la terre le moins de prise possible.
Dans l’air froid, tout là-haut, un goéland tournoie et
plonge. La masse noire des foulques affolées se resserre, s’agglomère et file,
le cou tendu, vers la terre et l’abri des roseaux.
Dans une éclaircie, un vol triangulaire de colverts passe,
se dirigeant vers l’ouest. Au loin, vers la mer, des milouins, apeurés par on
ne sait quoi, tournoient, se posent, s’enlèvent et se reposent, se fondant
parfois dans la grisaille de l’horizon.
L’île maintenant se distingue. Elle est brune et tassée au
ras de l’eau, comme le dos d’un gigantesque marsouin, comme l’échine sombre
d’un monstre tiré tout exprès de la préhistoire.
Le soleil décline là-bas, et nous nous hâtons de débarquer.
Le sol est mou, tapissé de lichens et de bruyères marines. De petites flaques
d’eau, ça et là, accrochent la lumière et la retiendront encore après la tombée
de la nuit.
Un écran de roseaux nous abritera du vent et nous
dissimulera tant bien que mal à la vue perçante de la sauvagine.
La brise, qui avait fraîchi tout à l’heure, s’étale
maintenant, et se calme peu à peu. Le froid se fait plus aigre, et, quoique
bien couverts, nous frissonnons.
En alerte, nos sens tendus, le doigt sur la détente de nos
fusils, nous attendons. Le soleil accroche et effiloche ses derniers rayons aux
cimes déchiquetées des collines, la lumière faiblit, s’adoucit, pour n’être
plus qu’une pâle clarté laiteuse et grise. C’est le moment, la passe va
commencer.
Plus loin de nous, à notre gauche, deux coups de fusil ont
retenti, puis deux autres. Et, tout à coup, dans un glissement d’ailes velouté,
trois ombres passent. Nos fusils, d’instinct, ont été épaulés à temps, et deux
colverts s’abattent dans les bruyères.
Maintenant, coup sur coup, deux vols de sarcelles sont
passés en sifflant, et, chaque fois, les coups de nos fusils ont rayé la
pénombre.
Nos amis, plus loin, tirent, et nous distinguons nettement
la lueur de leurs coups de feu. Mais voilà que tout près, là, dans la flaque
d’eau devant nous, deux ombres se sont posées. Elles pataugent,
s’ébrouent ... pas pour longtemps, car, encore une fois, le silence a été
meurtri par deux détonations.
La lumière baisse, le soleil a maintenant disparu dans un
rougeoiement d’apocalypse, et seule la lueur est plus claire à l’ouest.
Les coups de fusil se ralentissent, et souvent nous
entendons, sans rien voir, le frôlement, le glissement des ailes. Nous abattons
tout de même encore quelques pièces, nous en manquons beaucoup, mais la nuit
est là. Seule la lumière demeure, tassée au ras de l’eau, grisâtre au-dessus
des flaques, plus sombre au-dessus de l’étang.
Nous repartons, et le bruit de notre marche fait fuir devant
nous, dans un éclaboussement d’eau, les ombres furtives des canards qui
pataugent dans les mares luisantes. Nos coups sont tirés au hasard, et ce n’est
que par miracle que mon camarade abat une pièce.
Le ciel s’est dégagé. Dans le froid de la nuit, les étoiles
clignotent, et, vers l’horizon, vers la mer, la lune se lève lentement.
L’eau glauque de l’étang clapote sous le « bétou ».
Nous nous enfonçons dans la nuit, sûrs de l’instinct de notre pilote qui, tout
droit, sans une hésitation, nous conduit vers la cabane où nous devons passer
la nuit.
Nos sacs sont garnis, et, si nous en jugeons par le bruit
des détonations qui, tout à l’heure, déchiraient le calme nocturne, nos
compagnons doivent eux aussi porter un joli tableau.
Dans la cabane, autour d’une grande flambée, et en attendant
le dîner, nous étalons nos victimes, qui forment un merveilleux mélange de
tons, allant du vert le plus scintillant au vert le plus tendre, en passant par
les bruns, les fauves, les rouges, les gris les plus beaux et les plus purs.
Dans le brouhaha des rires et des conversations animées,
dans les ombres dansantes que les flammes dessinent sur les murs, parmi la
tiède ambiance de l’humble cabane, nous évoquons, encore chauds de l’action, la
magie hallucinante de la « passée du soir ».
Après le repas, le calme se fait. Le silence s’établit dans
la maisonnette, et, côte à côte, roulés dans nos couvertures, nous nous
endormons.
Au dehors, le froid règne, le vent est tombé, et la lune
étale ses rayons à la surface de l’étang. Les vaguelettes courtes font miroiter
et danser la lueur, et, là-haut, les étoiles scintillent, piquetant d’or
l’infini glacé du ciel.
Tout près du feu, emmitouflés de couvertures, mes camarades
dorment d’un sommeil paisible. Je m’assoupis et regarde filtrer à travers la
porte mal jointe l’or pur d’un rayon de lune. Demain, à l’affût du matin, que
de joies encore, que d’émotions !
P. BOURREL.
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