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Faune africaine

Le mouflon à manchettes

Nous devons à l’écrivain-berger Elian Finbert les plus belles pages qui aient jamais été écrites sur le mouton. N’est-ce pas lui qui nous parlait de « la brebis, cette personne ... » ?

Suivant les traces du célèbre zoologiste Carl Vogt, il s’est élevé contre la fable de la bêtise du mouton. « Pour nous, disait Carl Vogt, qui ne connaissons que le mouton domestique abruti par l’esclavage, c’est le type de la bêtise soumise, de l’indolence pacifique et de l’obéissance irréfléchie, sans volonté, sans gaieté et sans individualité. Nous ne connaissons les moutons que comme numéros d’un troupeau agissant en masse sous une influence étrangère et imposée, suivant aveuglément les agissements et les impulsions du chef, que ce soit un bouc, un chien ou un homme. »

Combien sont différents les moutons sauvages, les mouflons, extrêmement intelligents, vivant en bandes sous la conduite d’un chef ! Le grand Atlas et l’Anti-Atlas donnent asile à un très grand nombre de mouflons à manchettes (Ovis tragelaphus ou Ammotragus lervia). Le service des Eaux et Forêts du Maroc en a interdit la chasse depuis fort longtemps et, grâce à cette sage mesure, a empêché la disparition certaine de ces superbes animaux sauvages.

Si la chasse avait été libre, de quels massacres la montagne aurait-elle été témoin ! Car le mouflon est un coup de fusil princier, tout comme le bouquetin et l’isard.

Il y a longtemps que les mouflons de l’Atlas ne seraient plus qu’un souvenir. Il en aurait été d’eux comme du dronte des îles Mascareignes. Ils auraient subi le même sort que le zèbre de Burchell et le couagga, qui furent exterminés jusqu’au tout dernier, de 1850 à 1900, par les Sud-Africains. On ne saurait trop remercier le service des Eaux et Forêts du Maroc d’avoir sauvé les mouflons d’une destruction qui s’avérait inévitable et rapide du fait des fusils des indigènes et des Européens.

Le mouflon à manchettes doit son nom à ce que le mâle porte de longues crinières de poils blanchâtres, rudes, faisant suite à la barbe, comme un tablier, enveloppant les pattes et allant jusqu’à terre.

La femelle est loin de posséder des attributs aussi opulents. Le mouflon porte des cornes puissantes, fortement arquées en arrière. Elles atteignent chez les vieux sujets près de 60 centimètres. Les indigènes du grand Atlas prétendent que le mouflon n’hésite pas à se laisser glisser sur les falaises abruptes et, au terme de sa descente vertigineuse, se reçoit sur ses cornes, qui amortissent le choc. La chose ne paraît point impossible.

Le mouflon révèle une musculature extraordinaire. Bien que trapu, de formes lourdes, il n’est pas sans grâce. Son port altier achève d’en faire un splendide animal. On est émerveillé de le voir se promener avec aisance et assurance sur les crêtes escarpées, faisant des prodiges d’équilibre et d’adresse au faîte des rochers dont la seule vue donne le vertige.

Son pelage de couleur fauve se confond avec le sol et les rocs roux. C’est pourquoi il est malaisé de découvrir un couple ou même une harde de mouflons sur les pentes où ils paissent en toute sécurité.

Les mouflons vivent non seulement en haute altitude, mais aussi sur les plateaux désertiques, situés au sud du grand Atlas, et jusqu’au Sahara.

Les mouflons sont très méfiants. On ne les rencontre que par surprise, et, dès qu’ils se voient découverts, ils bondissent et disparaissent. Autrefois, les Chleuhs organisaient de grandes battues et acculaient les bêtes poursuivies dans un fond de gorge ou sur un plateau sans issue. C’était alors la fusillade à bout portant, le massacre. Car la chair du mouflon est très estimée, et les montagnards du grand Atlas satisfont encore à l’occasion leur passion de la chasse tout en améliorant leur ordinaire. Mais ces cas de braconnage sont très rares. Les Chleuhs ne possèdent pas, heureusement, de fusils à tir rapide, et les vieux « moukhala » au canon démesuré ont une portée dont se rient les mouflons.

Souhaitons que la chasse du « mouton sauvage » demeure longtemps encore prohibée.

Dans les solitudes perdues, sinistres et magnifiques du grand Atlas, au fond des ravins lugubres et froids où fleurissent les myosotis, les saxifrages et les anémones, l’alpiniste aura la joie de surprendre quelques mouflons aux cornes immenses et au tablier de longs poils blancs, ces rois de l’Atlas qui ne « respirent que l’air pur que respirent les étoiles, et qui ne s’abreuvent jamais que de l’eau vierge des hautes sources ».

Roger EULOGE.

Le Chasseur Français N°614 Juin 1947 Page 474