Par crise, nous entendons seulement phase intermédiaire qui
sépare deux états de choses différents et qui marque le passage de l’un à
l’autre, et non accès fiévreux de caractère temporaire. C’est sous cet angle
qu’il faut envisager la récente crise charbonnière anglaise, en tant que partie
d’un tout en voie d’évolution. Selon une vieille image très juste, la
prospérité et la puissance anglaises ne se conçoivent qu’assises sur un tas de
charbon. C’est pourquoi une crise charbonnière est la plus grave que puisse
enregistrer l’économie britannique, car le combustible anglais commande bien
d’autres choses que la force motrice, comme c’est le cas uniquement chez nous.
Quelles sont les raisons de cet accident ?
Question de main-d’œuvre, diront les ingénieurs. Question
sociale, répondront les politiques. Les ingénieurs ont raison en ce sens que la
main-d’œuvre a perdu plus de cent mille unités en moins de quinze ans, soit
environ le septième de l’effectif. Mais pourquoi cette évaporation des
mineurs ? Dans l’ensemble, le métier est l’un des mieux payés ; et,
si la profession est malsaine et trop souvent dangereuse, il en est
malheureusement pas mal d’autres qui le sont bien davantage.
Cette diminution des mineurs est d’ailleurs un phénomène
mondial, tout au moins dans les démocraties. C’est cette constatation qui nous
aidera peut-être à comprendre le sens profond de cette déclaration d’un délégué
ouvrier : « Les enfants de mineurs peuvent, comme les autres, choisir
le métier qui leur convient ... » Ce « comme les autres » en
dit très long ! D’autant plus que cela doit être sans doute aussi
l’opinion des ouvriers dans les autres industries anglaises, car leur nombre ne
cesse de diminuer. Mais, en revanche, celui des fonctionnaires et des
bureaucrates ne cesse d’augmenter.
Ceci est en partie une rançon du dirigisme économique des
travaillistes, que leurs conceptions socialisantes mettaient à même, moins que
quiconque, de simplifier la lourde mécanique née des besoins de la guerre. Mais
c’est aussi une conséquence directe des conceptions de solidarité et de
sécurité sociales très à la mode outre-Manche, et qui tendent comme ailleurs à
niveler les conditions. Le risque individuel, la compétence, l’initiative ne
payant plus ou si peu, chacun ayant des avantages en rapport de ses besoins
familiaux et non de ce qu’il produit, pourquoi s’en faire ? Pourquoi, pour
le patron ou le technicien, chercher et courir des risques dont les bénéfices
possibles, mais très aléatoires, seront, en tout état de cause, dévorés par le
fisc ? Et pourquoi, pour les ouvriers, choisir des professions ingrates et
dangereuses alors qu’il est presque aussi avantageux de faire n’importe quoi
d’autre, les lois sociales étant là pour amortir les chocs s’il s’en
produit ?
« En venant au monde, chaque Anglais tire une traite
sur la communauté », disait récemment un homme politique anglais. Mais qui
la paiera ? Pour le charbon, la métallurgie navale et bien d’autres
activités de base plutôt rudes, les payeurs semblent vouloir faire de plus en
plus défaut. Comment y remédier ? Il sera curieux de voir comment, dans le
proche avenir, l’Angleterre et les démocraties socialisantes qui se trouvent
dans la même situation feront pour résoudre cette crise de main-d’œuvre sans
tomber dans les méthodes totalitaires n’ayant rendu que trop célèbre le fameux
S. T. O. du sinistre Hitler !
Nous nous trouvons donc en face d’une crise sociale dont on
ne voit pas très bien le dénouement, et qui ne touche pas simplement cette
industrie vitale que sont les charbonnages anglais. Une pareille crise serait
grave partout. Mais elle l’est bien davantage pour un pays comme l’Angleterre,
en fait peu favorisé de la nature et dont la prospérité traditionnelle est
d’abord le résultat de l’initiative et de l’énergie de chacun. Certaines nations,
aux ressources abondantes, à la population moins dense, peuvent se permettre
pendant un certain temps de suivre sans trop de dommages des chimères
agréables ; pour l’Angleterre, c’est impossible. Et c’est ce qui fait le
sérieux de la situation actuelle, car il faudra sans doute beaucoup de dégâts
pour que nos amis voient les choses comme elles sont.
Nous devons suivre la crise anglaise de très près pour deux
raisons, sans parler de celle découlant de l’amitié, bien entendu. La première,
c’est que la Grande-Bretagne est une sorte de baromètre amplificateur de la
situation économique du reste de l’Europe. La seconde, c’est que la plus grosse
part de ce qui nous reste d’avoirs étrangers est britannique.
Comme nous l’avons maintes fois expliqué ici, la dominante
économique de la crise européenne depuis une trentaine d’années est le
renversement progressif de cette tendance de l’exploitation du monde au profit
principal de l’Europe. Et non seulement nous perdons peu à peu la libre
disposition des ressources des contrées d’outre-mer, colonies ou clients, mais
encore ceux-ci, par une industrialisation progressive, deviennent des
concurrents directs Nous perdons à la fois, et les matières premières, et les
possibilités de les travailler, donc de faire vivre les masses ouvrières qui
tiraient leur subsistance de ce travail. Avec cette aggravation que des
conditions permanentes de climat et de genre de vie permettent souvent à ces
nations d’outre-mer des prix de revient impossibles à obtenir en Europe. De
cela toute l’Europe souffre, mais aucun pays autant que la Grande-Bretagne, si
ce n’est peut-être l’Allemagne.
La croyance en la sécurité sociale, en une sorte de petit
fonctionnarisme béat, tombe donc fort mal pour l’Angleterre. À l’époque où il
leur faudrait tendre toute leur énergie, simplement pour faire subsister leurs
concitoyens, les travaillistes croient naïvement qu’une meilleure et plus juste
répartition amènera enfin cet âge d’or entrevu depuis si longtemps, alors qu’à
l’heure actuelle il ne s’agit pas de répartir, mais de produire, et même de
pouvoir produire. Qu’est-ce que ces illusions donneront dans la pratique ?
Certainement rien de fameux. La crise du charbon est une première réponse. Les
« replis stratégiques » aux Indes, en Iran, en Grèce, en sont une
autre.
C’est pourquoi, à notre avis, les valeurs anglaises ou tout
placement en ce pays doivent-ils être surveillés de très près. Mais nous
spécifions bien, affaires anglaises liées à l’économie des Iles
Britanniques ; car, pour ce qui est des affaires impériales, ou plus
strictement coloniales, elles tendent de plus en plus à échapper aux influences
anglaises pour subir celles, politiques, de leur milieu géographique.
Oui, les valeurs anglaises doivent être surveillées de très
près, car leur avenir n’est pas exempt d’aléas. L’époque n’est plus où tout ce
qui était anglais de classe était « doré sur tranche », et où l’on
pouvait accepter de ne recevoir que des dividendes ridiculement bas simplement
pour la sécurité d’être actionnaire de Rolls-Royce, de Courtaulds, de Vickers,
ou d’autres vedettes de même importance ! Et ceci est d’autant plus vrai
pour les épargnants étrangers qu’ils n’ont rien de bon à attendre de la
conjonction du traditionnel nationalisme égoïste de nos alliés avec les partis
pris du travaillisme anticapitaliste.
L’intérêt et la doctrine réunis peuvent permettre d’étranges
choses ! Déjà les accords fiscaux, en dehors de toute tradition libérale,
sont un premier pas. Et l’étrange système de ne considérer l’épargnant étranger
qu’au travers de son administration nationale en est un autre. L’Angleterre
d’aujourd’hui n’a plus rien de celle triomphante de l’époque de Victoria, ni
même plus simplement du temps de George V. Il serait très imprudent de ne
pas y prendre garde. Et c’est pourquoi, tout compte fait, nous nous demandons
jusqu’à quel point notre Office des changes, si honni pourtant, en mobilisant
ce qu’il peut de valeurs anglaises, ne rend pas service aux propriétaires
français. Sans le vouloir, peut-être bien !
Marcel LAMBERT.
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