Il y a longtemps que j’attendais la grande gelée de
décembre et son dégel.
Du nord, le vent soufflait glacial, si violent que l’eau des
mares ne pouvait geler. Je me décide à suivre les bordures un peu abritées, car
il serait imprudent de sortir en bateau plat avec de semblables vagues. Nous ne
nous éloignons pas des côtes. Un passage important de pluviers dorés longe le
petit Bruli et me permet, le premier jour, de faire une chasse honorable. Deux
belles bandes de colverts nordiques, nouveaux venus au marais cette année, se
posent en pleine eau. Ces canards aux pattes orange sont plus petits que nos
sédentaires de Brière, et leur vol un peu moins rapide. Ils paraissent bien
plus heureux que nous dans cette glacière, plongent la tête dans l’eau, s’ébrouent,
battent des ailes et recommencent leurs ablutions. Je ne les envie pas. Sans
doute la température en degrés ne serait rien par calme plat, mais le vent
violent nous apporte de bien loin ses effluves polaires. Nous sommes vraiment
frigorifiés. C’est avec difficulté que nous arrivons à tenir nos armes et à
sentir sous notre doigt les gâchettes d’acier glacé.
En ce premier jour de grand vent, il était arrivé au marais
une belle quantité de migrateurs recherchant sur nos côtes, généralement
tempérées, un climat plus doux. Cols-verts, siffleurs, sarcelles, bernaches,
rares en Brière, un volier d’oies, quatre cygnes, oiseaux sauvages, avaient élu
domicile sur la butte aux Pierres, d’où ils pouvaient de loin, du haut de leurs
longs cous, inspecter l’arrivée des importuns. En bordure, nous arrivons à
réussir quelques coups rares sur quelques sarcelles et siffleurs égarés.
Le vent continue à souffler très fort. Le deuxième jour, il
faiblit sérieusement, demeurant cependant au nord. Le marais devient vite un
miroir argenté. Très vite, la glace épaissit avec une extrême rapidité. De
grandes bandes de cols-verts et de siffleurs voltigent sur le marais comme à la
recherche de points d’eau. Ils semblent explorer la glace et, déçus, rejoignent
la Loire. Vers la mare des Rets, nous arrivons à atteindre la bordure de cette
très giboyeuse coulée. Nous faisons voler la glace en éclats, à coups de masse.
Nous arrivons à notre hutte. La glace est épaisse. À grands efforts, nous
formons un plan d’eau, mais la glace se ressoude vite, et il faut recommencer
la bruyante manœuvre, qui n’est pas particulièrement indiquée pour attirer les
canards vers notre hutte. Nos formes en bois, muets appelants, font cependant
poser sur notre petit plan d’eau une bande de siffleurs ; ils sont disséminés.
Deux siffleurs du premier coup ; un troisième est abattu du second. Les
survivants s’envolent à tire-d’aile vers la Loire.
Si la glace se renforce, ils iront dans quelques jours s’y
percher sur les bancs de glace mouvants et seront au passage canardés par
d’intrépides sauvaginiers au punt léger. Passionnant mais périlleux sport,
l’attente du bloc de glace parfois imposant et servant de lieu de repos à
quelques canards sommeillant, engourdis par le froid. Le bateau léger les
attend : un Lusitania en miniature contre un iceberg en réduction.
Cela suffit pour un bain glacé et une bonne congestion. Charles Jéronnez écrit
dans son beau livre. La chasse en punt dans les estuaires :
« Jeu tentant et dangereux pour qui a vu la force brutale des glaçons drossés
par le courant sur un obstacle, ne fût-ce qu’un simple banc de sable à marée
basse, et où des glaçons de plusieurs centaines de kilos se dressent,
s’abattent et se fracassent les uns contre les autres avec des craquements
sinistres. »
Le danger est sans doute une volupté, mais je préférais
contempler la Brière blanche. Quel admirable spectacle ! Chaque rouche de
roseaux était scintillante de givre ; les toiles d’araignées, dont le vent
avait, l’avant-veille, détruit la fine harmonie, étaient transformées en
pendeloques brillantes. La terre, les eaux, les roseaux, le moindre arbrisseau
de bordure, toute la Brière était blanche de givre et calme d’un calme pur,
impressionnant. La nature avait tenu à créer un ensemble parfait.
Cependant, la brise me paraissait tourner au sud-est. La
température était évidemment en hausse, et on pouvait prévoir un beau dégel
pour le lendemain. Hélas ! mon travail m’obligeait à quitter la Brière le
soir même, et avec quelle tristesse ! Pendant la nuit, un déluge d’eau fit
s’écrouler la glace : j’avais manqué mon second dégel. Quelques années
avant, en effet, j’avais dû quitter la Brière la veille du plus brutal dégel
que l’on puisse imaginer. Lorsqu’au quai d’Orsay je descendais du train, Albert
Troffigué, mon cher pilote, ramassait cinquante beaux cols-verts au centre du
marais, alors qu’une pièce de son browning se cassait au plus fort de la
passée. Ces deux jours ont été marqués sur mon livre de chasse d’un point noir.
Il faut bien se rendre compte de ce qu’est le dégel pour le
sauvaginier. Les oiseaux que le vent du nord a amenés en grandes quantités sont
surpris par la glace et sont dans l’impossibilité de se nourrir. Lorsque le
marais est subitement libéré, c’est une ruée de canards sur nos mares aux
herbes succulentes. Les tableaux sont parfois énormes ; cependant il y a
parfois de fausses alertes, le vent tourne brusquement au sud, la glace
commence à fondre et aussi brusquement le vent se fixe au nord. Le marais est
gelé à nouveau.
Malgré mes dégels manqués, je conserve un souvenir précieux
de la Brière hivernale. Parée des plus beaux diamants, ceux de la nature, qui
une fois de plus offre aux hommes les modèles prestigieux de son imagination
artistique.
Jean de WITT.
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