— Encore une histoire, dis, grand-père.
— Une histoire, une histoire ! Va donc jouer, mon
petit, va ; ou bien apprends tes leçons. Je suis fatigué, ce soir.
— Mais une histoire de chasse, grand-père.
— Oh ! alors, si c’est une histoire de
chasse ! C’est si beau, la chasse, vois-tu. Tu seras chasseur, toi aussi,
pas vrai ? Tu seras chasseur, comme mon grand-père à moi, comme mon père,
comme moi, comme ton papa, hein ! petit ?
— Oh oui ! grand-père.
— Très bien, mon petit. Tu verras, oui, comme c’est beau,
la chasse, et intéressant, et instructif. Que de choses elle t’apprendra que tu
ne trouveras pas dans tes livres de classe ! Tu reconnaîtras, sans te
tromper, un chêne d’un érable, un ormeau d’un hêtre, un pin d’un sapin ;
tu ne confondras pas l’orge et le blé, le seigle et l’avoine ; et, devant
un beau champ de trèfle où rappellent les perdrix, tu ne diras pas que c’est
une luzerne. Et, quand tu verras passer un oiseau, tu sauras dire : Tiens,
voilà un geai, ou un étourneau, ou un pivert, ou une alouette, ou un pinson.
Savent-ils tout cela ceux qui ne vont pas à la chasse, et surtout les gens des
villes ? Et puis tu verras de belles aurores et des couchers de soleil
merveilleux ; la lumière qui se joue dans les arbres, l’ombre mauve des
sous-bois mystérieux, la douce clarté brumeuse ou ensoleillée des étangs
au-dessus desquels évoluent les volées de canards et où glissent les flottilles
de sarcelles, avec, par-ci par-là, quelque foulque farouche qui, le cou tendu,
se sauve à la nage, ou un grand héron perché, en bordure, sur une patte, à
l’affût de quelque poisson. C’est à la chasse que tu apprendras et verras tout
cela. Car, à l’école, on t’apprendra beaucoup de choses ; beaucoup de
choses que tu oublieras ensuite, parce que la plupart ne servent pas dans la
vie. Mais la chasse est une autre école, une école merveilleuse, comme tu
verras, et pratique. Une école saine, aussi. Car tu apprendras à sortir par
tous les temps ; tu ne craindras ni le froid, ni la canicule, ni le vent,
ni le brouillard ; tu respireras à pleins poumons, tes jambes seront
entraînées, et tu feras des kilomètres et des kilomètres sans t’en apercevoir,
à travers champs, à travers bois, à travers la pierraille des coteaux et des
garrigues. Et, le soir, quand tu rentreras, un peu fourbu peut-être, comme tu
te trouveras bien devant ta bonne soupe, puis dans ton fauteuil et tes
pantoufles ! Enfin, quand tu te seras glissé dans ton lit, alors tu
reverras les coups heureux ou manqués de la journée et tu t’endormiras dans des
bruits de battements d’ailes ou avec la vision d’un grand capucin qui fait la
cabriole. Tu chasseras donc, hein ! mon petit ?
— Oui, grand-père. Et avec un fusil comme le vôtre, là,
pendu au-dessus de la cheminée.
— Un fusil comme le mien ! Eh ! non, mon
petit, eh ! non. Il n’est plus à la mode, mon vieux fusil. Tu en auras un
autre plus beau, sans chiens, plus commode et qui tirera loin des charges sans
fumée. Tiens, regarde-le tout de même, le mien. Vois cette jolie crosse avec
cette belle tête de sanglier ciselée dans le bois ; le canon est un peu
long, bien sûr, et les chiens un peu encombrants. Ah ! il en a tué tout de
même du gibier pendant ses cinquante ans de bons et loyaux services ! Des
centaines de perdreaux, des milliers de cailles, et des lièvres, et des lapins,
dont je regrette de ne pas avoir tenu le compte ; des canards, des
palombes, des bécasses ; de vilaines bêtes aussi : pies, rapaces,
renards ; et des sangliers, et même, une fois, un loup, mon petit, oui, un
loup.
— Oh ! un loup, grand-père ? Racontez-moi
donc l’histoire du loup.
— Ah ! il y a bien longtemps de cela, mon petit,
bien longtemps. Car des loups, dans notre pays, il y a belle lurette qu’il n’y
en a plus. Et, ma foi, ce n’est pas une bête que l’on regrette. Je ne te dirai
pas en quelle année se passa l’affaire ; mais je te dirai seulement que je
n’avais pas, à ce moment-là, de cheveux blancs et que j’avais des jambes qui ne
connaissaient pas la fatigue. C’était vers la fin de novembre. Il avait neigé
un peu quelques jours plus tôt et il en restait encore des traces dans les
creux à l’ombre. Il y avait encore quelques bécasses dans le bois de la Combe,
où elles s’arrêtent chaque année deux ou trois semaines ; il s’y trouve
des coins de taillis humides et bourbeux qui les retiennent, car elles y ont
pitance à discrétion. Mais vienne un coup de froid, et les voilà parties. J’en
avais une dans mon carnier, la seule levée, et je rentrais pour dîner quand des
cris m’attirèrent du côté de la ferme des Venettes, tu sais, là où tu vas,
l’été, ramasser fraises des bois et airelles. Tout le monde était en grand
émoi. Un loup venait d’enlever un agneau dans la pâture bordant le bois ;
la petite bergère qui gardait les quelques brebis du fermier, qui était, alors,
le grand César, en tremblait encore de peur. Mais la bête, effrayée peut-être
par les cris des gens et les aboiements des chiens, avait abandonné sa victime
non loin de là. On laissa celle-ci sur place ; peut-être le loup, si loup
il y avait, reviendrait-il la chercher la nuit venue. Je me hâtai de rentrer et
de dîner, pris deux cartouches chargées chacune d’une douzaine de chevrotines,
car c’est plus sûr que la balle pour le tir de nuit, et allai me poster dans un
petit taillis, à quelques mètres de l’agneau. Enfoncé dans ma pelisse,
j’attendis venir la nuit, bien décidé à rester à mon poste aussi longtemps
qu’il le faudrait. Bientôt, il n’y eut plus une âme dans les champs. Tout le
monde était rentré, et la soupe devait fumer sur les tables. Pas un brin de
vent et un ciel déjà noir et plein d’étoiles qui, une à une, s’éclairaient
comme des lucioles, et un croissant de lune, mince et brillant comme une
faucille. Les pies, les merles, les geais, tous les oiseaux avaient gagné le
bois. Le chat-huant, avant de commencer sa randonnée de nuit, poussait son cri
monotone et triste ; un instant, un bruissement de feuilles mortes se fit
entendre derrière moi ; c’était une belette qui, souple et mince, se
faufilait dans une coulée ; une sale bête que je regrettai bien de laisser
filer. Le loup viendrait-il ? Je n’osais y croire ; pourtant, j’avais
bien reconnu son long pied léger sur le sentier de bordure. Ce ne pouvait pas
être autre chose qu’un loup. J’entendis sonner huit coups au clocher de
Saint-Amand. Les heures, par deux fois, s’égrenèrent lentement dans la nuit,
m’arrivant par-dessus les terres et les grandes brandes de chez Tillon. Si tu
savais comme on est bien, ainsi, en pleine nature, seul pour jouir de ce grand
silence qui donne un peu une idée de l’immensité et de l’infini où nous sommes
plongés ! On resterait là, immobile, silencieux, dans une béatitude
indéfinissable, des heures et des heures, sans s’apercevoir du temps qui
s’écoule. Tu goûteras ce charme toi aussi, mon petit, les soirs d’affût, quand
tu iras faire la passée aux canards ou attendre la bécasse au coin d’un bois.
— Et le loup, grand-père ?
— Eh bien ! le loup ne tarda pas à venir.
J’entendis son frôlement dans le taillis, avant même de le voir. Un pas à peine
perceptible sur les feuilles mortes, qui s’arrêtait de temps à autre, car il se
méfiait, l’animal ! Il mit bien dix bonnes minutes à s’approcher. Je ne
respirais plus. Un moment, je crus qu’il m’avait éventé et avait fait
demi-tour. Mais, soudain, entre deux baliveaux, apparut son ombre noire qui
glissait lentement. Je ne le voyais pas encore assez pour le tirer. Enfin, ses
deux yeux brillèrent comme des étincelles ; il était à deux pas de
l’agneau. Il s’étira, souple, comme hésitant, puis, d’un bond, fut sur le
cadavre. Je levai mon fusil et lui envoyai son compte de ferraille. Il poussa
un hurlement rauque et se débattit quelques secondes sur le flanc, puis ne
bougea plus.
» C’était une grande louve qui allaitait, à l’échine à
demi pelée, et que l’on vint chercher le lendemain matin. On ne put jamais
trouver sa portée, qui dut crever dans sa tanière, Dieu sait où.
» Tu n’auras pas l’occasion, toi, d’avoir un loup au
bout de ton fusil. Mais que saint Hubert, notre grand patron, te prenne en
amitié et y mette beaucoup de lièvres, de perdrix et autres bestioles qui
semblent, hélas ! diminuer de jour en jour.
» Et maintenant, si tu veux, je te prends demain matin
aux alouettes : tu tireras la ficelle du miroir. »
FRIMAIRE.
|