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La grande pitié des cyclistes citadins

    H. de la Tombelle a brossé ce tableau, peut-être un peu poussé au noir, de la situation faite aux cyclistes dans certaines grandes villes.

    Ses conclusions ne sont-elles pas exagérément pessimistes ? Il existe, dans plusieurs pays d’Europe, de grandes villes où presque tout le monde roule à bicyclette, bien que l’automobile y soit très répandue. Il est très possible d’améliorer en France la circulation cycliste dans les villes : le jour où cela sera fait, bon nombre d’automobilistes reviendront, pour leurs petits déplacements urbains, à la bicyclette, si pratique et si économique, décongestionnant d’autant nos rues encombrées.

Cyclistes, nos beaux jours sont passés. Nos beaux jours furent ceux de la hideuse occupation et de l’effroyable guerre qui, vidant les villes et les campagnes de toute circulation automobile, nous donna brusquement, et pour quatre ans, l’illusion que toute la surface roulante de la France nous appartenait. Je n’ai pas, heureusement ou malheureusement pour moi, la mémoire courte. Je n’oublierai, de tout mon reste de vie, le spectacle que nous offrait une grande voie parisienne, surtout le dimanche matin, la vue de ce désert propre, de cet admirable sol lisse s’offrant à nos pneus à carcasses de simili-coton. Que Paris paraissait beau alors, silencieux, net, vide, gigantesque monument nettoyé de toutes ses scories, purifié de tout tumulte ! Bien sûr, je le préfère tel qu’il est redevenu, libéré de la soldatesque ennemie et des serres de la famine, et surtout. Dieu soit loué, ayant repris la nuit sa parure de lumière, délivré de l’angoisse des bombardements et de l’abomination des ténèbres ; mais, hélas ! au prix du retour de ce « grand chahut » qui l’enfièvre et l’avilit.

À Bordeaux, c’était de même, à peu près, malgré les tramways préhistoriques, bondés, bruyants, dont les voies n’ont jamais connu les règles les plus élémentaires de la circulation, et ne connaissent ni droite ni gauche, ni sens unique, et se croisent n’importe où, selon un tracé barbare datant de cinquante ans.

Mais, enfin, nous avions, nous, cyclistes, la place de passer entre les rails et les trottoirs. Aujourd’hui, rue Fondaudège, entre la double voie des tramways et la double bordure d’autos, il nous reste 1m,50. Rue Judaïque, 0m,90. Qu’un conducteur d’auto s’avise de descendre par la portière de gauche au moment où le tramway, qui passe aussi souvent que les rames de métro, arrive, et c’est le choix entre le choc en pleine portière ou l’écrasement entre le tramway et l’auto.

D’ailleurs, il faut déjà recommencer à se diriger au son. Un sourd est condamné à la mort à chaque croisée de rues. Il faut juger de l’éloignement et de la rapidité, et de la masse du véhicule qui approche, et qu’on ne voit pas, à l’oreille. Seigneur ! accablez-moi de tous les maux, mais gardez-moi l’ouïe fine !

Si encore la circulation automobile avait « fait son plein » ! Mais il ne faut pas être grand clerc pour estimer qu’elle n’a pas atteint le tiers des prévisions. Alors que deviendrons-nous ? Avez-vous la naïveté de croire que, représentant, malgré tout, la majorité incontestable parmi les Français qui roulent, étant et devant être au moins trois fois plus nombreux que les automobilistes, on ne pourra nous tenir comme une quantité négligeable ? Laissez-moi rire. Que rapporte une bicyclette à l’État ? 40 francs par an. Que rapporte une auto ? En comptant tout, peut-être 4 francs au kilomètre. Elle en fait en moyenne 30.000 par an. Qui est la vache à lait d’elle ou de nous ? Et, si vous étiez ministre des Finances, vous intéresseriez-vous, par sentiment, par amour des humbles, au pauvre pédaleur, en lui réservant des trottoirs cyclables aménagés décemment, comme celui qui existait, il y a cinquante ans, avenue de la Grande-Armée et ne servait d’ailleurs pas à grand’chose ? Des trottoirs ! non, mais vous ne voudriez pas quand nous avons toute la France à reconstruire !

D’ailleurs, je ne demande pas des trottoirs, je ne demande rien, conscient que nous sommes déjà balayés, bientôt honnis, race agaçante et zigzagante d’improductives fourmis à roulettes, auxquelles je me demande si, dans quelques années, les grandes artères ne seront pas tout simplement interdites comme aux voitures d’enfants et aux fauteuils de malades. Eux, au moins, ont droit aux trottoirs ...

Restent, évidemment, les routes (sauf les dimanches et jours de fête, sauf en banlieue, sauf aux retours des courses, sauf celles à très grand trafic ..., etc. ..., sauf surtout la nuit à cause de l’éblouissement par les phares). Tout de même, il en reste. C’est sans appréhension que je vais partir pour Arras en évitant Paris ... et la gare du Nord, une veille de Pentecôte. N’étant myope ni sourd, je crois que j’arriverai vivant ; mais, dans dix ans, aurai-je encore le droit de rouler sur une « grand trafic » et d’y gêner les automobilistes, que gênent déjà, paraît-il, les marronniers ou les platanes, et qui réclament l’autostrade, future propriété exclusive des bolides sur roues ?

Un seul avantage nous reste : celui, une fois écrasé, d’attendrir les juges que leur cœur, trempé de démocratie juridique, incline vers quelque pitié au cours du classique débat entre l’écrasé-prolétaire et le millionnaire-écraseur ... assuré tous risques, bien que ce dernier soit loin d’être toujours dans son tort ; il s’en faut.

En fait d’avantage, ou de consolation, vous avouerez que c’est faible.

À quand la grande révolte des gueux de la pédale ? Je crois que nous pouvons l’attendre longtemps. D’ici là, veillez sur vos freins, tenez votre droite, respectez les règlements, ayez bon œil et bonne ouïe, et rappelez-vous que les automobilistes n’ont aucune envie de vous tuer à cause des complications que ça entraîne, tandis qu’autrefois les cochers de fiacre n’avaient d’autres distractions que de nous serrer, coincer et bousculer, par haine de la « concurrence » !

Henry DE LA TOMBELLE.

Le Chasseur Français N°615 Août 1947 Page 531