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Y a-t-il une intelligence dans le monde végétal ?

Poser une telle question semblerait a priori une galéjade, et, de toutes parts, j’entends s’élever la même et unique réponse négative ! Pourtant, l’observation minutieuse de notre flore continentale, sans parler de l’autre, encore plus fantasque et originale, ne semble pas, en effet, résoudre si nettement le problème. La plante, ce type représentatif d’un monde infini et infiniment mystérieux où tout paraît silencieux, résigné, placide, n’a peut-être pas, dans tout l’univers, un sujet de comparaison où la révolte contre la destinée soit aussi inlassablement et implacablement poursuivie.

Transgresser l’immuable loi de l’immobilité éternelle, se délivrer, s’évader et vaincre l’espace témoigne chez la plus chétive plante d’une ingéniosité vraiment inouïe, d’une persévérance et souvent d’un courage prodigieux ! Cette avidité de mouvement et d’espace se manifeste autant dans la fleur que dans le fruit et dans la graine. Il suffit, à ce stade, d’ouvrir seulement les yeux pour être frappé de l’immense effort que toutes dépensent pour vivre et conquérir l’espace.

Conquérir l’espace, n’est-ce pas l’ambition qu’elles ont eue en créant des systèmes de dissémination absolument parfaits et où sont souvent appliquées les grandes lois de la physique ? Vous citerai-je seulement, parmi ceux connus de tous, la samare de l’érable, le ressort de l’euphorbe, les crochets des ériophiles, la bractée du tilleul ? Qui ne connaît la bonne grosse « tête » de pavot dont la mise en liberté des grains se fait avec une précision presque impressionnante ? en effet, la capsule ne porte les pores d’échappement qu’à sa partie supérieure, au moment de la maturité, et à ce seul moment le pédoncule s’infléchit légèrement pour « semer » les innombrables graines dans l’espace ; ou bien, dans le cas du gui et du sorbier, la propagation de la graine se fait par l’intermédiaire des oiseaux. Faudrait-il voir là une « harmonie préétablie » entre les différentes forces de la nature ?

Ce sont là des exemples communs, que l’homme, à force de les voir, ne regarde même plus. Mais pénétrons plus avant dans les manifestations « plus secrètes » où la nature semble faire preuve de raisonnement, disons le mot, d’une certaine intelligence, inlassable, originale ; inlassable en effet, l’effort industrieux de certaines luzernes qui, conscientes de l’imperfection de leurs « moyens », sont toujours en plein travail d’invention, de modification pour parfaire leur condition et, mieux, assurer leur avenir. Plus mémorable encore est ce laurier centenaire au tronc convulsif et tourmenté, qui a dû lutter contre des éléments pour résister, vivre et croître dans un milieu combien défavorable !

Et ainsi c’est par centaines qu’une simple promenade à travers la campagne nous fait découvrir ces végétaux doués, si l’on ose dire, d’initiative, de sensibilité ou d’imagination. La flore aquatique, riche de ces exemples merveilleux, j’allais dire fabuleux, renferme des organismes vraiment perfectionnés, usant depuis des siècles — bien avant que l’homme les eût découverts — des grands principes de la physique : ne serait-ce que la cloche à plongeur des varechs, la vessie de la châtaigne d’eau usant des différences de densité, etc. Que dire encore — et surtout que penser ! — de la tribu des plantes grimpantes armées de suçoirs ou de vrilles et dont l’instinct, la perspicacité ou l’intention ne se trompe jamais quant au choix de leur victime ou de leur support ! On pourrait aussi parler longuement des moyens de défense qu’elles emploient, de la régression ou de l’évolution qu’elles ont subies suivant les ennemis et le milieu où elles se sont successivement trouvées au cours des âges : cela fait penser immédiatement aux épines, dont la croissance est d’autant plus poussée que la plante habite des régions plus brûlantes les unes que les autres ; à côté des plantes à épines, il faut placer aussi les plantes recouvertes de poils souples gorgés de poisons (ortie) ou d’essences (labrée, menthe, romarin, etc.).

Mais plus extraordinaires encore sont les organes « nobles », la fleur essentiellement, au cœur de laquelle se passent les cérémonies nuptiales les plus inattendues, les plus originales et les plus ingénieuses, qu’il faut presque constater soi-même pour en être convaincu, tant il est exact que tout se joue avec une précision, un ordre et souvent un appareil dignes des plus fastueux ballets !

Sans entrer dans le détail des opérations, je ne saurais mieux conseiller à ceux que la chose intéresse d’observer une herbe, plutôt mal famée pourtant, la simple rue où, telle une courtisane au milieu de ses amants, le pistil — par quelles ondes mystérieuses ? — fait une sorte d’appel nominal à chacun de ses prétendants dans un ordre qui ne faillit jamais ! Ou bien les rôles s’interfèrent, et, dans le cas de la nigelle de Damas, ce sont les humbles reines qui viennent cueillir aux lèvres de leurs altiers amants, c’est-à-dire aux étamines, la poudre d’or du baiser nuptial !

On ne saurait passer en revue toutes les merveilles de ce genre encore plus « stupéfiantes » à mesure qu’on s’élève sur l’échelle de ce monde végétal où les plus invraisemblables exemples sont offerts par l’étrange tribu des orchidées, qui semblent pourvues d’un système nerveux perfectionné qui fait se succéder les diverses opérations avec une régularité presque chronométrique ; ce caractère de mouvement admirablement rythmique se retrouve dans le genêt d’Espagne, qui, malgré la texture délicate de ses fleurs, projette avec une certaine violence le pollen doré ; de même, le fruit de la momordique réagit au moindre frôlement avec une vitalité et une énergie inexplicables. J’arrête à ces exemples suffisamment éloquents cette énumération de phénomènes variés qui tous témoignent d’une intelligence patiente, persévérante et diverse.

Les plantes furent, à l’origine, les premiers hôtes de la terre ; cette ère paradisiaque pour elles n’eut qu’un temps ; bientôt apparurent les mondes, et une « collaboration forcée » dut s’établir entre tous, d’où une certaine modification, adaptation qu’elles s’efforcèrent de rendre la plus heureuse possible : d’où — admettons-le, — faussées sans doute par les conditions, les plantes furent obligées de faire preuve « de génie créateur », de progrès intelligents, qui, à l’instar des inventions humaines, progressèrent par étapes, par reprises ou retouches.

Les plantes — et surtout les fleurs — ont dû longtemps se heurter aux obstacles, rencontrer la même obscurité et le même inconnu, les mêmes lois et les mêmes déceptions, et aussi les mêmes triomphes que l’homme. Nous ignorons tout, dans l’état actuel de la science, du « vouloir » des plantes, et il faudrait entreprendre de nouvelles expériences pour leur faire avouer leurs secrets. Mais, quoi qu’il en soit, il y a une similitude parfaite entre l’homme et la plante, l’un et l’autre animés des mêmes idées, des mêmes espérances, usant des mêmes moyens l’un et l’autre, de même que l’animal concourant à l’harmonie du monde, et à l’intelligence générale, au génie universel.

P. LAGUZET.

Le Chasseur Français N°615 Août 1947 Page 558