J’étais dans une région giboyeuse que je m’étais promis de
parcourir depuis des années. Le terrain y étant très facile, j’aurais réalisé
cette fois-là un beau tableau si je n’avais eu la déveine d’avoir ma carabine
déréglée.
En effet, sur quatre éléphants et cinq bœufs sauvages tirés,
je ne pus avoir qu’un éléphant et trois bœufs.
Voyant mon arme sans précision, je décidai de faire un affût
au tigre et de remplacer ma carabine par le fusil double, ce qui ne
m’enchantait pourtant pas.
Ayant repéré un lit de ruisseau à sec où j’avais relevé des
empreintes de tigre, je résolus d’y mettre un appât, d’y construire un poste
d’affût.
L’appât se composait de deux des cuisses d’un banteng tué
quarante-huit heures auparavant. L’affût était un trou en terre, de 1m,50
de côté et de 1 mètre seulement de profondeur — le temps m’avait
manqué pour creuser plus avant, — recouvert d’une épaisse couche de
feuillage, avec un créneau minuscule pour pouvoir regarder et tirer.
L’appât dégageant une forte odeur de charogne, je ne doutais
pas que le tigre ne vînt, le soir même, lui rendre visite. À quatre heures de
l’après-midi, j’étais à mon poste et j’attendis patiemment l’arrivée du
seigneur.
Au crépuscule, alors qu’il faisait noir sous les fourrés, je
ne le vis pas venir. J’avais placé l’appât trop près d’une touffe de bambous à
laquelle je l’avais attaché, et le tigre, méfiant, caché par ladite touffe,
avait réussi à tirer à lui la charogne et la dégustait, à 10 mètres de
moi, sans que je pusse le distinguer. Seul le bruit de ses mâchoires
m’indiquait approximativement le point où il se trouvait, Tirer dans ces
conditions était fort aléatoire ; je le fis pourtant, surtout pour
l’effrayer, afin qu’il parte et qu’il laisse l’appât pour le lendemain.
Évidemment, je le manquai et retournai au campement y terminer la nuit.
Le lendemain, à la même heure que la veille, je reprenais la
faction, après avoir constaté que le tigre n’était pas revenu la nuit
précédente.
J’avais, cette fois, fait déposer les cuisses de bœuf au
milieu du ruisseau, sans être attachées. De cette façon, je devais voir
approcher le fauve. Je le vis, en effet, gris dans la nuit. Il me parut énorme.
Il vint en grognant et, proche de l’appât, se coucha derrière et se mit
aussitôt à dévorer. Pour une fois, j’eusse préféré qu’il essayât de tirer son
repas dans le fourré : j’aurais pu ainsi lui expédier une balle pendant
son manège. Il n’en fut rien, et je risquais de voir sensiblement diminuer mon
appât sans résultat.
À un moment, je crus discerner la tête du tigre dépassant
l’amas sombre de la charogne. Je tirai. Un rugissement répondit à la
détonation. Un bond énorme, et la bête disparut sous le couvert.
Je l’avais manquée une seconde fois ! Décidément, la
guigne me poursuivrait jusqu’au dernier jour !
Le lendemain matin, je passai devant le poste d’affût pour
aller à la rencontre des bœufs sauvages. Je constatai que mon tigre ... ou
un autre, était venu manger vers trois heures du matin et avait tiré les
cuisses sous les bambous. Je les fis ramener au milieu du ruisseau et m’en
allai. Quelle ne fut pas ma surprise lorsque, en repassant vers quatorze
heures, je vis que le tigre était revenu dans la matinée et avait encore
prélevé bon nombre de kilos sur l’appât ! Nul doute qu’à mon passage du
matin le tigre était sur la charogne et qu’il se soit enfui en m’entendant
approcher. Si j’étais resté à l’affût au lieu de courir les bantengs, je
l’aurais certainement eu ce matin-là.
Je repris l’affût dans l’après-midi, et l’obstiné visiteur
vint aussi, à la nuit, comme de coutume. Je le vis arriver et se coucher sous
les bambous, à environ 4 mètres de l’appât, dans une légère dénivellation
de terrain ; il s’y confondait avec le sol. Je crus le tirer au bon
endroit, mais ne fis que le blesser. Il partit en rugissant et, du coup, ne revint
pas de la nuit.
Pour la quatrième fois, le lendemain j’étais à mon poste. Ce
devait être la dernière, car la charogne se liquéfiait ; il ne restait
guère que des vers.
La lune, dans son premier quartier, éclairait suffisamment
pour que je sois en mesure d’assurer mon tir. Le fauve vint vers huit heures.
Il approchait sans bruit. On eût dit qu’il avançait sur du velours dans ce lit
de rivière cependant tapissé de gravier. Il s’arrêta de travers, à 8 mètres
en face de moi, et regarda l’appât. Ah ! si j’avais eu une carabine ! ...
Je fis feu. La bête tomba, se débattit en rugissant, puis partit en titubant
dans la forêt. J’allai examiner l’endroit de sa chute. Le sol était recouvert
de sang noir (1), la décharge avait dû porter trop haut. Avec ma lanterne,
à quatre pattes ou courbé en deux, je suivis longtemps sa trace par le sang
qui, giclant de sa blessure, avait éclaboussé les feuillages. J’en étais
couvert. Pensant l’animal blessé à mort, je retournai au camp avec l’intention
de revenir au petit jour, accompagné de moïs armés de lances pour le
rechercher.
Nous suivîmes la traînée sanglante, qui nous conduisit à un
endroit où le tigre s’était couché. Je remarquai que ce n’était pas à 100 mètres
de l’endroit où j’avais interrompu la poursuite la veille et que, si j’avais
encore avancé quelque peu, j’aurais pu apercevoir ses yeux et l’achever.
Là où il s’était couché, une large flaque de sang ...
Le fauve avait dû repartir en nous entendant venir, mais, cette fois, il ne
laissait aucun vestige derrière lui, sauf, par endroits, la marque de ses
pattes, difficile à suivre. Il était donc définitivement perdu pour moi.
Il dut crever dans quelque ravin à fourrés épais, où les
moïs ne l’ont peut-être découvert, par la suite, qu’attirés par l’odeur de
chair putréfiée.
Découragé par tant de malchance, je quittai la région et n’y
revins jamais chasser. J’ignore donc si mon tigre fut retrouvé.
Récits d’Allain le Broussard recueillis par
Marcel FAUCHOIS.
(1) Un animal blessé perdant du sang noir (sang veineux), qui
coule souvent avec force, est celui qui a le moins de valeur pour le chasseur.
Le sang que donne une blessure grave est toujours rouge ou fortement mélangé de
sang rouge (sang artériel).
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