Dans le numéro de juin du Chasseur Français, je
citais sous ce titre quelques exemples de flair chez les grands animaux de
battue. Tous ceux d’entre nous qui ont tant soit peu couru les bois derrière
les chiens courants auraient à raconter vingt cas de ce genre, où une saute de
vent, une brise malencontreuse, une cigarette inopportune leur ont coûté le
coup de fusil qu’ils escomptaient déjà.
En ce qui concerne les oiseaux, les avis ne sont même pas
partagés : il semblerait que la question n’existe pas. Jamais, jusqu’à
présent, je n’avais entendu une observation quelconque touchant le gibier à
plumes.
Est-ce parce que sa chasse se fait devant soi, en marchant,
et que la vue, le bruit sont alors des facteurs primordiaux reléguant l’odeur
au second plan ? ... Tous les auteurs s’accordent à conseiller de
chasser à bon vent, afin que le chien reçoive le sentiment. Jamais je n’ai
lu : « Pour que le gibier ne le reçoive pas. »
Est-ce parce que, si la chasse se fait au poste, elle se
pratique le plus souvent au perché, plaçant ainsi l’oiseau au-dessus du lit où
le vent charrie les effluves ? ... Je le croirais un peu.
Il est certain que ceux-là qui en auraient le plus besoin,
les rapaces, ne brillent pas par le nez et ne chassent qu’à vue. L’on sait
qu’il suffit de quelques branchages sur une bête morte pour la dérober aux
charognards les plus déterminés. Maintes fois, en Macédoine, j’ai vu pendant
des heures les vautours arrondir dans le ciel leurs orbes immenses sans rien
découvrir d’une proie masquée, alors même que le cadavre n’était plus qu’une
puanteur atroce.
Et pourtant les oiseaux sentent, du moins certains d’entre
eux, et je veux joindre mon témoignage à l’affirmation de M. C. Pradier,
un sauvaginier réputé de Nissan-l’Hérault, qui, dans un article paru en janvier
dans l’excellente revue La Sauvagine, l’organe de l’Association des
Huttiers et Chasseurs de gibier d’eau, en donne un exemple probant, au sujet
des foulques, dont chaque hiver les sombres vols viennent endeuiller les étangs
languedociens. Pour lui, leur flair n’est pas en doute, et je le crois, car de
mon lot de malheurs cynégétiques — nous en avons tous eu :
De chiens, d’oyseaux, d’armes, d’amours,
Pour une joie, mille doulours ...
de ce lot, dis-je, je puis extraire deux cas très nets,
touchant précisément la sauvagine — avec le gibier précisément dans le
même plan horizontal que moi.
Tous deux en Camargue, aux Enfores, à mon poste
préféré : lou Doutour, une cuve enterrée dans les gatilles inondées, au
ras de la boue, bien camouflée d’enganes, d’où je surveillais devant moi deux
immensités de ciel et d’eau. Sur ma droite, au couchant, la grand’baïsse se
prolongeait en une vaste lône, vers où les bancs d’oiseaux remontaient
volontiers lorsque largade (1) ou mistral venaient balayer l’étang.
Ce jour-là, le ciel était tendre et léger, un vrai temps de
Pâques fleuries, à peine un souffle de mistralet descendait-il vers moi. Vint à
passer un vol d’avocettes, cet échassier si fin, si joli dans sa livrée de
demi-deuil. Une centaine au moins. Un peu trop loin, je ne tirai pas. Je savais
qu’elles s’appuieraient vite au miroir de l’onde — ce qu’elles firent
après trois voltes, — n’y demeureraient pas et remonteraient bientôt vers
les « empaillés », piqués sur mon bout de plage. De fait, elles
vinrent à la nage très doucement, en musant. Elles étaient loin encore, cent
pas peut-être, elles venaient si doucement que, pour patienter, je sortis une
cigarette : je ne risquais rien, mon fusil, debout dans la cuve, était fin
prêt, à portée de ma main ; mes yeux guettaient au travers des
enganes ; nulle surprise n’était possible, j’étais invisible, enfoncé dans
la terre ... j’allumai.
Ah oui ! invisible ! À peine la brise leur
eût-elle conduit les premières bouffées, mes avocettes s’arrêtèrent ; les
longs cous gracieux se raidirent, et tout le voilier s’enleva. Sans me passer,
bien sûr !
L’autre fois, une largade bien établie fouettait la baïsse
et raclait l’écume à la crête des lames. Un vol noir de sarcelles monta droit
de la mer et se posa au milieu de l’étang, en une fusée d’eau. Le flot les
heurtait au poitrail. Là aussi je savais qu’elles ne tiendraient pas et
chercheraient vite les eaux plus calmes de la lône. Deux ou trois fois elles se
levèrent pour couper la distance, la dernière fois elles n’étaient plus guère
qu’à 200 mètres et vinrent à la nage, vite, vite. Les petites boules
noires grossissaient, je distinguais déjà la silhouette de chacune, les
couleurs. Sûrement, le gros du paquet me passerait à tir.
Las, hélas ! j’avais une cigarette aux lèvres, puis une
autre ; je ne risquais rien, la largade prenait le volier en demi-travers,
le laissant en dehors de mon vent. Je surveillais le banc sombre qui venait en
ramant, je ne surveillais pas le souffle du vent. Las ! il remontait
doucement vers le mistral, droit dans mon dos. Sur une bouffée que je tirai
trop forte, le vol s’immobilisa, les petites têtes d’émeraude se dressèrent, et
puis, doucement, tout obliqua vers la Cuve de Reggio, sur la rive d’en face
— au diable de moi ! — déjà, je devinais que, là-bas, le fusil
de mon grand ami Guignes s’allongeait lentement sur les enganes.
Je jetai mon mégot à la lône, je sortis une cigarette de
consolation ; mes yeux tombèrent sur l’étiquette : c’étaient des
gitanes vertes, papier maïs ...
Croyez-moi, au poste ne fumez jamais, même une gitane.
Albert GANEVAL.
(1) La largade, vent d’ouest, dont on dit qu’il n’est ni cassaïre,
ni pescaïre, ni chasseur, ni pêcheur.
|