Certains solitaires sont extrêmement dangereux ; non
contents de résister aux attaques, ce qui est en somme leur droit, ils vont
au-devant des chiens et ne permettent pas aux représentants de la race canine,
même étrangers à la chasse à courre, de pénétrer sur leur domaine.
En forêt d’Orléans, il y eut jadis un sanglier de semblables
mœurs ; tous les riverains le connaissaient et l’avaient nommé
« Michel ». Il était bâti comme une catapulte, tout noir, avec un
avant-train formidable, une tête large et courte, des défenses très longues,
bien qu’un peu ébréchées ; il passait souvent au voisinage des fermes de
bordure dont il tuait les chiens la nuit ; il est vrai que leurs
propriétaires auraient mieux fait de les tenir à l’attache. Il m’a démoli un
certain nombre de chiens courants et de roquets ; d’ailleurs, mes chiens
le connaissaient et avaient fini par refuser de l’attaquer.
Un soir, le jardinier d’un château voisin traversait le bois
suivi de son chien, un gentil petit loulou ignorant tout de la chasse. Soudain,
Michel jaillit du fourré et vint éventrer le malheureux animal dans les jambes
de son maître.
Le pauvre jardinier, affolé, fut obligé de se brancher dans
un chêne et d’assister de son perchoir à l’agonie de son bien-aimé. Le sanglier
le mit en pièces et se roula longtemps sur les restes du cadavre ; il
était laminé comme une feuille de papier lorsque Michel se décida à s’en aller.
Le pauvre bonhomme vint me conter son aventure et me supplier de débarrasser le
pays d’un pareil assassin. Ce ne fut que l’hiver suivant que je pus, après
quelques tentatives infructueuses, combler ses vœux.
À plusieurs reprises, j’eus Michel parfaitement rembuché,
mais il renvoyait les chiens et m’en abîmait à chaque fois quelques-uns ;
à la fin, ils le connaissaient, et mes roquets eux-mêmes, si braves, revenaient
dans les allées le poil hérissé ; les autres prenaient le contre et
finissaient par partir sur une biche ou même sur une voie imaginaire.
Enfin, à la fin de décembre, par un beau ciel clair avec le
sol couvert de givre, j’avais fixé le rendez-vous en forêt à onze heures et je
ne me pressais pas, quand, à huit heures et demie, je vois arriver à notre
pavillon de chasse La Futaie, en tenue, l’air triomphant.
— Monsieur, me dit-il, je suis venu avec tous les
chiens, j’ai fait amener aussi le cheval de Monsieur, j’ai rembuché Michel en
bordure de plaine, à cinq minutes d’ici, dans les petits bouleaux du pré de
l’église ; cette fois-ci, on doit le chasser et le prendre.
Une demi-heure après, nous étions à la brisée, pour
découpler sur un volcelest magnifique ; nous avions fait auparavant le
tour de la petite enceinte et constaté qu’il était impossible que l’animal en
soit sorti ; le carré n’avait pas plus d’un hectare. Les chiens se sont
rabattus sur la voie sans rien dire, mais en voilà déjà quelques-uns qui
sortent sur l’allée avec une allure digne, la queue droite et le poil hérissé
sur le dos ; il n’y a pas d’erreur, le cochon est là, il faut y aller pour
donner du cœur aux chiens, crier et sonner le plus haut possible. En effet,
dans une clairière, debout, immobile comme un bronze de Barye, Michel, l’œil
brillant, casse la noisette. À l’autre bout du clair, à distance respectueuse,
la meute est égrenée, quelques chiens veulent ignorer la présence du sanglier
et lèvent la patte sur les troncs d’arbre. Je pousse un « Vloô »
sonore, et mon piqueux sonne la fanfare du sanglier. À la première note, Michel
se secoue comme si une abeille l’avait piqué et démarre comme un boulet de
canon.
Les chiens, électrisés par ce départ soudain, partent à sa
suite dans un concert de hurlements, et la chasse s’en va tout droit, pleine
d’entrain. Les bien-aller se succèdent pendant une heure ; cela crie de
plus en plus fort, un peu trop fort même, car voici une route que Michel passe
au trot, dédaigneux, les chiens à sa hauteur ; la bataille est proche en
effet ; à peine dans l’enceinte, ce sont les abois. La Futaie saute à bas
de son cheval et vide un barillet de son gros revolver sur le cochon. Écarteur,
Trouvère et Jouvence sont restés sur le carreau, Nivolet et Volcan ont le
ventre ouvert, mais ils continuent à crocher comme s’ils n’avaient
rien ... Michel s’est remis en route avec ses cinq balles dans le corps.
À un kilomètre de là, il s’adosse contre un tas de bois et
continue à taper dans le tas ; Danseuse, Picador, Cléo, Tambelle se font
attraper à leur tour, mais ils reviennent à la charge ; un moment, Ramono,
le roquet noir, a pu se cramponner au boutoir, et Si-ou-Plaît, l’Ardennais, a
tenu une écoute, mais ils ont été se promener en l’air ; le piqueux est
arrivé, il vide son deuxième et dernier barillet ; à chaque balle, Michel
secoue la tête, mais il est toujours debout ; que faire avec nos seuls
couteaux ? Enfin arrive un garde avec un fusil, et le solitaire s’écroule
contre le tas de bois. C’est à partir de ce jour que j’ai supprimé le revolver
et mis une carabine à la selle. Neuf chiens tués parmi les meilleurs et tous
les autres plus ou moins blessés, on ne peut s’offrir souvent semblable
hécatombe.
Dr J. OBERTHUR,
(Le Monde Merveilleux des Bêtes).
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