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Les halbrans

Lentement, et dans un éclatement de lumières incomparable, le soleil se levait au-dessus de la mer. La légère brise qui avait soufflé toute la nuit s’apaisant soudainement aux premières lueurs de l’aube, l’atmosphère devint idéalement calme. L’étang, d’un gris bleuâtre incertain, troublé par la courte houle nocturne, s’étalait maintenant, et ses vaguelettes d’argent venaient à nos pieds mourir sur la grève.

La longue bande de terre qui sépare la mer et l’étang s’étendait presque à perte de vue. Les lagunes saumâtres, miroitant ça et là, accrochaient les premiers rayons du soleil à leur eau glauque.

Partout la même herbe courte et grasse, la bruyère marine si odorante, rompant par places la surface unie de la lande. De loin en loin, une haie de tamaris entourait une hutte de « seuils », et, tout au bord de l’eau, un ourlet d’algues mortes étayait les rangs serrés des maigres roseaux de mer.

L’âpre odeur iodée des eaux, mêlée aux habituelles senteurs de saumure et d’algues mortes, montait à la gorge, capiteuse et troublante. Il ne s’élevait plus de la mer proche qu’un murmure confus, calme et reposant. Un froissement lent et régulier de vagues courtes, sorte de respiration quasi lumineuse, qui nous donnait l’impression de sentir là, tout près de nous, la présence d’un être puissant au repos.

À l’ouest, les rudes et âpres collines des Corbières, l’instant d’avant noyées d’ombre, commençaient à se détacher avec une netteté crue. Quelques bouquets de pins tordus et tourmentés sur Pédros étaient les seuls arbres visibles. La côte nord et son inextricable fouillis de roseaux s’éclairait enfin, pâlissait, perdant cette dureté de ligne noire que lui avait donné l’aube.

Au ciel, quelques goélands cisaillaient. Leurs cris sinistres, rauques et sarcastiques, allaient mourir au loin dans le calme du matin. Quelques hirondelles de mer, d’un vol étincelant, pêchaient. Une alouette, au-dessus de nous, s’égosillait, pendant qu’au ras des herbes, frôlant les lagunes, un martin-pêcheur rutilant filait, éperdu.

Et nous étions là, tous quatre, saisis, transportés, les yeux remplis de tant de grandeur, l’esprit détendu, le cœur ravi, tout imprégnés de l’atmosphère si divinement calme. Nous étions là, sans parler, ne voulant pas troubler par de vaines paroles des minutes aussi rares.

Nous distinguions maintenant, à l’œil nu, la grande croix juchée au faîte de la colline, au pied de laquelle s’abrite le village, et, dans l’air calme, nous percevions nettement l’angélus qui sonnait au clocher.

L’eau de l’étang doucement clapotait sous nos deux bateaux, à demi tirés sur le sable.

Nous étions en août, et, pour la première fois cette année-là, nous voulions chasser les halbrans. L’hiver rude mais court avait amené sur notre étang d’énormes vols de canards. Les cols-verts, cependant, ayant été relativement peu nombreux, nous ignorions si beaucoup d’entre eux étaient restés pour pondre dans notre chaud climat.

Après avoir « flairé » le vent, Antoine Cadury, le « chasseur » du pays, entreprit Raymond Cladet, le « pêcheur ».

— Tu me diras ce que tu voudras, Raymond, mais avec cette légère brise du levant, c’est à la côte nord que nous « les » avons. Il est tard, « ils » sont déjà gros, donc plus méfiants, et recherchent le couvert des roseaux entre Pédros et la Roquette.

— Oui-i-i-i ? ... Touton, qué mé disés ! Cette brise de « lévantol » tournera droit à la mer d’ici deux heures et les gênera en côte nord ...

Mais Fort et moi, nous rangeant à l’avis de « Touton », et la majorité l’emportant, nous filâmes plein nord, vivement poussés par le « levantol » qui tendait notre voile.

La chasse donna raison à Cadury, et ce fut une belle chasse, la plus belle chasse aux halbrans parmi toutes celles auxquelles j’ai pris part dans ma vie.

Fly, mon vieux Fly, fit des merveilles. Nous l’avions débarqué à la pointe de Pédros, et il avait tout de suite disparu dans la brousse épaisse des « seuils ». Nous entendions de temps en temps le clapotement de l’eau qu’il traversait, le froissement des roseaux. Nous pouvions deviner ses arrêts, car le silence s’établissait tout à coup, les roseaux devenaient immobiles. Arrêts brusques et nerveux. Les halbrans ne « tenaient » pas. Sentant la présence du chien, ils se faufilaient entre les roseaux pour venir sortir de cette brousse à 20 mètres de notre bateau silencieux.

Nous vîmes ainsi bien souvent déboucher 7 ou 8 canards qui, l’un après l’autre, à la queue leu leu, se mettaient à nager. Nous pouvions ainsi les tirer tout à loisir, mais nos plus beaux coups de fusil étaient pour ceux qui, pressés par Fly, s’enlevaient dans un coup d’aile déjà violent et rapide. Quelles culbutes ! ...

Cladet, cependant, ne disait rien. « Ils » étaient à la côte nord, et le « levantol » tenait toujours. Cette brise devint cependant plus douce vers la fin de la matinée, pour enfin diminuer jusqu’à n’être plus qu’un souffle infiniment léger.

Ce jour d’août fut très chaud. Le ciel d’un bleu limpide, se brouillant au-dessus de la mer, garda durant toute la journée cette luminosité si particulière aux cieux méridionaux.

À ce moment, Cladet entr’ouvrit les lèvres pour dire simplement : « Le voilà ! » ; et tous nous comprîmes.

L’étang, qui s’était apaisé dès la chute de la brise nord-est, moutonnait vers le sud, et cette « ligne du vent », étrangement bleu foncé, accourait vers nous. Un souffle tiède, humide, puissant et, de par sa forte odeur iodée, évoquant le grand large, nous enveloppa alors, faisant frémir les roseaux.

« Le voilà ! » avait dit Cladet, Cladet le pêcheur, le marin, « le voila ! », et nous n’avions pas répondu. Nous n’avions rien dit, car ces deux mots nous avaient fait entrevoir des siècles d’expérience et de réflexion, lente mais sûre. « Le voilà ! », « le voilà ! » ce « vent à la mar », qui, depuis un temps immémorial, depuis le « levantol », souffle en été sur l’étang et le vivifie. « Le voilà ! », ce vent si pur qu’il emporte d’un coup tous les acres relents de vase et d’algues mortes, tous ces miasmes qui, en été, se dégagent de l’étang.

Cladet l’avait prédit, annoncé, et Cladet était l’héritier d’une infinité de siècles et de générations de Cladet. Il l’avait annoncé parce qu’il « savait » que ce serait ainsi, parce qu’il avait senti et jugé à d’imprécises et impalpables causes que le vent de la mer succéderait à la douce brise du matin.

La chasse, alors, parut se ralentir. Fly, fatigué par cette dure marche dans le marais, ralentissant l’allure de sa quête, permettait aux jeunes canards de le devancer. La fusillade aussi les avait-elle avertis du danger ?

Fly revint au bateau. Mon pauvre vieux compagnon, la langue pendante, les membres tremblants, faisait peine à voir, mais il y avait dans ses yeux de bon chien un tel air de joie satisfaite qu’il semblait dire : « Hein ! Qu’en dis-tu ? Tu ne feras pas souvent de pareilles chasses ! » Et je caressai mon vieil ami très doucement, très « tendrement », comme il l’aime, tout le long du dos, sur les flancs, en rebroussant son poil rêche et hirsute.

L’étang étincelait au soleil. La houle, encore légère, que soulevait le vent de la nue, faisant miroiter et scintiller les eaux, leur donnait un éclat d’un bleu profond. Au nord, la garrigue s’estompait dans une buée infiniment légère s’élevant de la terre surchauffée.

L. BOURREL.

Le Chasseur Français N°616 Octobre 1947 Page 568