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Les hotes de la mer

La pieuvre

Il me semble voir le geste de répulsion — peut-être de frayeur — de nombre de lecteurs, la pieuvre (ou poulpe) jouissant, en effet, du triste privilège d’être considérée comme un animal fantastique et terrible.

Victor Hugo nous en a laissé une description horrifique dans Les Travailleurs de la mer, et il faut bien convenir que Gilliatt était dans une posture périlleuse.

Mais les spécimens de grande taille ne vivent que dans les mers chaudes, et nos côtes sont dépourvues de tels monstres. J’en ai cependant vu ou pris de plus de 5 kilos, ayant une envergure de près de 2 mètres, ce qui n’est déjà plus une petite araignée.

Décrivons succinctement cet animal de cauchemar. Imaginez un énorme sac, recouvert d’une sorte de capuchon, pourvu de deux gros yeux saillants et d’une forte mâchoire cornée, en forme de bec de perroquet ; de ce corps partent, en éventail, huit longs bras, garnis de deux rangées de ventouses (ou suçoirs), plusieurs centaines, qui se collent à la victime immobilisée et en extraient la substance.

Ces tentacules ont une force irrésistible et ligotent le plus puissant nageur s’il s’est laissé saisir : épouvante, paralysie, mort affreuse et rapide, tel est son lot.

Heureusement, le fait est très rare, et il est assez facile à un homme qui ne perd pas son sang-froid de se débarrasser de ce redoutable adversaire : ou en lui coupant la tête avec les dents, comme opèrent beaucoup de pêcheurs professionnels, ou, plus simplement, en lui retournant son capuchon ; dans les deux cas, la bête est hors de combat.

Je doute fort qu’un novice adopte le premier procédé — ; moi non plus, d’ailleurs.

Ceci dit, allons à la pêche : elle se pratique du bord ou en bateau.

Pêche du bord.

— On recherchera les digues à gros blocs jetés pêle-mêle, ayant entre eux de vastes excavations où la mer s’engouffre ; les rochers fendillés, cassés, seront aussi des repaires à pieuvres, même ceux situés très près du bord.

Le pêcheur sera muni de deux longues perches de bambou, fortes et rigides, d’une seule pièce. À l’extrémité de l’une sera fixée une touffe de feuilles d’olivier, argentées en dessous, ou des lambeaux d’étoffe rouge. L’autre perche sera terminée par un très gros hameçon ou par un crochet à ardillon, fortement assujetti. Et c’est tout comme matériel.

Le pêcheur fouillera profondément les trous, les caves, les fissures avec sa perche feuillue, la dandinant sans cesse, et, soudain, il verra ou sentira des tentacules saisir le leurre ; avec sa deuxième perche armée, il crochera la bête, au corps si possible, et tâchera de la sortir rapidement, avant qu’elle ne se fixe au roc par ses puissantes ventouses.

Il déposera sa prise dans un sac ou un panier à large ouverture et la décrochera ensuite ; mais, s’il ne craint pas la répugnante sensation d’être saisi par les tentacules et si la pieuvre n’est pas trop grosse, il la tuera dès sa sortie de l’eau par un des deux procédés précédemment indiqués.

Pêche en bateau.

— Rechercher les fonds rocheux de quelques mètres seulement. Des gouttelettes d’huile, projetées à la surface de la mer, permettront d’apercevoir très nettement le fond.

Remarquez-vous un tas de galets, gros comme le poing, tous réunis ? Observez attentivement et vous verrez les extrémités de quelques tentacules hors des cailloux : l’araignée est à l’affût.

Les deux perches sont remplacées par une corde terminée par un fort grappin plombé, à trois ou quatre branches, agrémenté de feuilles ou de chiffons.

On descend le leurre sur l’emplacement reconnu — ou supposé — habité et on le dandine ; brusquement, les cailloux s’écartent, un tentacule — ou plusieurs — jaillit et enlace le grappin ; d’un coup sec sur la corde, on ferre l’animal que l’on remonte à grandes brassées ; la tentative manquée, on peut recommencer à vue, car le monstre n’est pas parti.

Il va lancer ses grands bras de tous côtés, cherchant un point d’appui : le rebord de la barque, vos bras ... ou votre tête ; à vous de faire le nécessaire pour vous débarrasser de la visqueuse étreinte, ce qui est un jeu pour les initiés, insensibles à ces manifestations de colère ou de désespoir.

Il est évident que, si la bête est grosse, des précautions sont indispensables, mais je le répète : ne pas perdre son sang-froid, tout est là.

Vous voyez donc que la pêche de la pieuvre est très facile à pratiquer.

Certains pêcheurs simplifient même leur matériel et n’emploient, dans la pêche du bord, qu’une seule perche : le gros grappin est alors dissimulé parmi les feuilles et les chiffons. Mais, en fouillant les trous, on s’accroche sans cesse, on émousse les pointes du grappin et même on risque de les briser.

Et maintenant, pourquoi capture-t-on la pieuvre, allez-vous penser. Mais pour la manger, tout simplement.

Devant la grimace de dégoût que je devine, je vais vous faire une confidence : vous en avez tous mangé, peu ou prou, si ce n’est fraîche, tout au moins en conserve, car j’ai ouï dire — je n’affirme rien pour rester dans les limites du doute — que « certaines » boîtes étaient constituées par de la chair de poulpe.

Et ce n’était pas mauvais, n’est-ce pas ? D’ailleurs, mangée fraîche, avec une sauce pimentée et de la tomate, la pieuvre fournit un mets très apprécié ; nos marchés de la côte en sont abondamment pourvus et elle se vend assez cher.

Les pêcheurs de congres utilisent les tronçons de tentacule pour garnir les hameçons de leurs cordeaux de fond, ce qui constitue un appât de premier ordre.

Voici donc détruite la légende de la pieuvre terreur des gens fréquentant la mer : pêcheurs, baigneurs.

Certes, un nageur saisi par une grosse bête peut passer un mauvais moment, mais, s’il reste maître de lui et peut saisir la bête par la tête, il est sauvé. Ce qu’il doit éviter surtout, c’est de se laisser ligoter les bras.

Marcel LAPOURRÉ.

Le Chasseur Français N°616 Octobre 1947 Page 577