Le jour est incertain. Un bruissement de soie froissée. Une
série d’« éclairs noirs » à mes côtés. Baissons-nous. Un silence.
Assez loin de mes appelants, à cent mètres environ dans une petite mare, au
milieu des roseaux, le bruit léger d’une belle bande de sarcelles qui se
posent.
Complices de la trahison, mes canes ont fait ce
qu’elles ont pu. Elles se taisent maintenant. Pas un souffle de vent, seul mon
malard grasseye derrière ma hutte. Le calme est pesant. Les mares sont
luisantes. Le temps est mou. À voix basse, nous conversons, mon vieux pilote
Albert Troffigué et moi. Devons-nous tenter l’approche des sarcelles, ou
attendre que nos appelants, s’ils reprennent le cri d’invité engageant, les
fassent à la nage revenir vers nous ? Notre parti est pris, la bande en
vaut la peine. Cent sarcelles environ. Hélas ! pas de vent debout, pas de
vent du tout. L’approche sera difficile. Le moindre crissement de roseaux, une
perche énervée, adieu les sarcelles ! À reculons, nous sortons de notre
hutte à ciel découvert. Albert mordille ses lèvres, comme à son habitude dans
les grands moments. Il plonge sa perche dans l’eau avec une douceur exquise,
comme s’il la plongeait dans de l’huile douce.
Le bateau tourne. Silence lourd. Seules quelques gouttes
retombent de la perche, sans plus de bruit qu’une légère rosée du matin. Me
voici dans le grand Bruli, qu’il nous faut traverser pour approcher les
sarcelles posées à l’abri des vues dans la petite mare de leur choix.
Lentement, nous glissons sur l’eau, nous percevons un
« pch pch ! » étouffé. Les petites sarcelles au repos ne peuvent
soupçonner le murmure léger de la perche, si prudemment maniée. Nous sommes
couchés sur le dos, Albert et moi ; quinze mètres, vingt mètres, à perche
comptée. Par moments, si quelques roseaux dissimulent notre avance, Albert
pousse un peu plus.
Le rose du soleil levant se teinte plus fortement et envoie
ses pétales sur la mare, qui n’est plus aussi sombre qu’au départ. De temps en
temps, nous entendons le petit cri des sarcelles « gluck, gluck ! ».
L’avance se poursuit. Mes nerfs, que je veux calmes, sont à plat. Ils se
ranimeront au bon moment. Sauf le bateau, rien ne bouge. La mare est traversée.
Nous voici devant la bordure des roseaux. Les grandes difficultés commencent,
mais, dès maintenant, si la bande se lève, nous sommes à portée pour la cingler
de nos coups de 6 ... Centimètre par centimètre, nous avançons. Une brise
légère se lève, elle nous est favorable. Une sarcelle se lève, puis deux. Nous
ne bougeons point. Elles se reposent. Sans doute pensent-elles que la peur
n’est souvent qu’une illusion. Il ne nous reste plus maintenant qu’à contourner
une petite masse de roseaux épais. Soudain le tonnerre éclate, les sarcelles
sont parties. Nous restons planqués dans le punt. L’approche est-elle
manquée ? Pas encore. Les sarcelles paraissent parties de leur plein gré.
Elles rasent les roseaux sans grand effroi. Peut-être vont-elles se dégourdir
les ailes, faire quelques tours autour de la petite mare, où elles paraissaient
si bien, et s’y reposer de nouveau. Plus rien. Soudain une petite ombre
chevauche les roseaux. Ce sont elles. Pourvu que mes appelants ne se mettent
pas à les appeler intempestivement ! Trois fois elles font le tour de la
mare, s’éloignent, reviennent. Elles sont bien en ligne : quatre coups de
feu. Récompense naturelle de nos émotions. Nous ramassons seize
sarcelles ; une autre vient de tomber de haut, dans sa course vers la mer,
en pleins roseaux. Nous ne la retrouverons point.
J’appelle cela une journée de chance. En dehors de cette
bande, que les circonstances d’approche nous avaient permis de tirer à la hutte
du grand Bruli en ce matin de novembre, pas un seul canard n’avait volé dans le
grand marais de Brière. Les émotions de l’approche, les coups tirés au bon
moment, celui du virage sur l’aile, ce quart d’heure qui nous paraît éternel,
tant sont variées les angoisses de notre cœur pendant ces courts
instants ...
C’est bien là ce qui donne à cette chasse un attrait si
particulier et fait du sauvaginier un homme très spécial, déformé par la
passion du marais.
Jean de WITT.
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