Cris, coups de poings à la porte, airs de chasse
auxquels répondent longuement les toutous du village me tirent du sommeil des
justes. Tous les chasseurs du pays se sont-ils donné rendez-vous devant ma
porte ? Ah ! j’oubliais mon invité, l’ami R ..., un enragé de la
plume, qui a franchi dix kilomètres avant le jour. Il sait, le bougre, que je
conserve quelques compagnies ronflantes pour cette fin d’octobre. Mais
laissez-moi vite lui ouvrir ou il cassera la porte.
Taille moyenne, tout en muscles, visage tranchant, regard
incisif, tel est le meilleur — et le pire — de mes compagnons de
chasse. Sportif, énergique, dynamique, coup de fusil décisif. Oui, mais quel
caractère ! ... Un caractère de chien hargneux ... Et, avec ça,
boute-en-train, bon cœur et chic copain. Je le connais bien et l’estime à sa
juste valeur ; et puis nous avons tellement de kilomètres
communs ! ... Fourrés épineux et barres calcaires de Provence,
sansouire de Camargue, ravins abrupts de la Drôme, marnes schisteuses des Alpes
ont été giflés par nos plombs.
R ... a toujours de bons chiens habiles sur la plume,
imbattables pour le poil. « Arrêt de roc, dent de velours, rapport au
carnier », clame-t-il bien haut. Il a même possédé un setter laverack,
pure merveille qui, à ses qualités naturelles de parfait chasseur, ajoutait un
titre : expert en cyclotourisme ... Par une aube glacée de décembre,
je l’ai vu sauver la vie à son maître. Longue descente, vélo sans freins,
vitesse excessive. Prévoyant le danger, la noble bête mit son corps en travers
de la route. Quel magnifique freinage ! .. Les dix-sept bécasses de
ce matin-là s’en souviendront ... R ... aussi ! ... Ainsi
fut détrônée ma fidèle Lola, à qui je faisais plumer les perdreaux les jours de
presse. Je me rappelle un R ... chaussé d’espadrilles glissantes,
cramponné sur l’arête d’une ravine, ne pouvant plus avancer ni reculer. À peine
sorti de sa périlleuse position, il expédiait au fond d’un précipice où nos
chiens refusaient de descendre un bec rouge lancé, ailes fermées, comme un boulet ...
Je l’ai vu .. Mais ne ravivons plus des souvenirs et partons, car le jour
se lève.
Bonne matinée à travers ces collines habituellement grises,
reverdies sous la douche des dernières averses. Tour à tour, nous avions pu
caresser amoureusement quelques oiseaux rebondis. Mon intrépide compagnon
terminait la série en plein fourré par un de ces coups ultra-rapides dont il a
le secret. À midi, nous rentrions déjeuner. Pas de cuisinière, mais en
avions-nous besoin ! Tandis que les sarments pétillent pour avoir la vraie
braise à grillade, nous préparons les frites.
Vite une salade, quelques belles grappes de muscat, un melon
à la chair ferme et parfumée. Café. Tout allait rapidement et sans heurt ;
avec un robuste appétit, nous dévorions le repas tandis que les toutous
attrapaient une bouchée au vol.
Ce jour-là, nous avions décidé de donner une leçon à
certaine compagnie de malins gallinacés qui, neuf fois sur dix, au premier vol,
regagnaient la chasse gardée voisine. Nous traversions donc le minuscule village
pelotonné sur les flancs calcaires d’une colline lorsque, sur le pas de sa
porte, M. le Curé, un saint homme de prêtre très versé en apiculture, nous
aperçut. Poignées de mains, brin de causette que nous voudrions abréger.
— Vous n’allez pas partir sans goûter mon hydromel, il
est bon cette année.
Comment résister à la tentation ! ... Il fait si
chaud encore ... Bientôt la liqueur dorée emplit nos verres. Son velours
parfumé flatte le palais et glisse, glisse ... Quel régal ! ...
D’un geste énergique, j’ai arrêté le bras prodigue. Trois
verres, jamais ... Je connais le breuvage dont l’excédent de miel
dissimule l’alcool : 16 ou 17°. L’ami R ..., hélas ! ignore tout
cela et termine le geste de protestation par celui des libations. Bientôt, la
bouteille, veuve de son précieux contenu, semble donner l’ordre de départ. Nous
quittons à regret la douce fraîcheur du presbytère pour le sentier rocailleux.
J’ai grand’peine à suivre mon compagnon, plus dynamique que
jamais. L’œil pétillant, il me confie ses projets : établir un grand
rucher parmi les romarins et fabriquer des barils d’hydromel, de quoi boire
toute l’année ... Une soudaine bourrasque d’ailes coupe son exposé, c’est
la compagnie recherchée. Chose bizarre, R ..., d’habitude si rapide,
n’esquisse même pas le geste de les saluer. Ils étaient cependant à bonne
portée. Surprise sans doute.
Nous exécutons alors un mouvement tournant pour empêcher le
glissement des fuyards dans la réserve voisine. Réussite parfaite. Pleins de
bonne volonté, les pieds rouges se sont éparpillés à travers les kermès de la
chaîne calcaire. Il fait une chaleur exceptionnelle ; au lieu de piéter,
nos oiseaux se sont écrasés sous les courtes broussailles. À vingt pas, premier
essor. Le gallinacé s’élève lourdement, monte, cherche une éclaircie dans la
rêche crinière des pins, trouve le grand jour et y finit les siens. Peu après,
nouveau départ à proximité de R ... Pan-pan ... rapide, et rapide
fuite du rescapé. Mon compagnon, furieux, s’emporte et menace même son
postérieur d’une grêle de coups de pied bien placés. Si je ne savais pas, tout
près, d’autres volatiles, je le rejoindrais pour lui rendre ce service d’ami.
À quelque distance, R ... ébranle à nouveau les rochers
en pure perte. Il est vrai que le coup — croisé plongeant au milieu des
arbres — était difficile, mais je lui en ai vu réussir de plus malaisés.
Ce double tonnerre fait fuir le restant de la compagnie, sept pièces, qui vont
se poser, bien groupées, dans les touffes d’ajoncs surplombant la route. Pas de
trafic ; cette fois, nous sommes favoris de Diane. La tactique est
simple : R ... suivra les rochers tandis que j’arriverai à revers en
contre-bas ; il y a de grandes chances pour entendre quatre coups lorsque
la compagnie s’envolera. Courtes et délicieuses minutes de l’approche que
l’habitude n’émousse pas ...
Lola, qui filait en avant, s’arrête net. Envol général.
J’aperçois R ... au milieu du tourbillon d’ailes. Une double charge de 8
cingle les ramures. Bien lancés, ailes arrondies, les rescapés gagnent les
couverts de la chasse voisine. Ils peuvent se flatter d’avoir de la veine ! ...
Sur un bloc calcaire je retrouve l’ami R ..., triste,
abattu ; abattue et triste, sa fidèle Javotte, assise, le regardait d’un
air de doux reproche ... Que n’ai-je eu un kodak pour fixer le
tableau ! ... J’aurais pu l’accabler de sarcasmes, mais je vis dans
ses yeux une rage désespérée. Soudain, il m’annonça : « Ne chassons
plus, rentrons. J’y vois double. L’hydromel ! ... » Pour la
première fois nous battons en retraite dans la pleine lumière d’un bel automne.
Fusil en bandoulière, en silence, nous suivions un chemin charretier longeant
un bois de pins. Déjà, à travers la ramure des micocouliers, on apercevait un
toit rouge ; tout près, l’église montait la garde. Dans quelques minutes,
un grog fumerait en nos tasses ...
Tout à coup, R ... s’immobilise. Instinctivement je
l’imite.
— Ne bouge plus ... Il arrive ! ...
Sur le chemin de terre, à cent mètres, haut sur pattes,
l’oreillard arrivait au petit trot. Ce fameux lièvre que tous les chasseurs du
coin cherchaient en vain, le dimanche, était là, devant nous. Quatre-vingts
mètres, maintenant, pas plus ... Encore quelques secondes, et il serait à
hauteur du poirier sauvage, dans le sac quoi ! ... Quel repas
dominical : civet et quatre perdreaux !
Mais une force mystérieuse — peut-être la transmission
de nos projets meurtriers et gastronomiques — l’arrête net à la patte
d’oie d’un sentier. Changerait-il de direction ? Avant que j’aie pu
esquisser un mouvement, l’arme de mon compagnon s’incline et rugit ... Le
capucin s’élance en plein bois ...
— Je savais qu’il allait quitter le chemin, m’assure
R ... ; pourquoi n’as-tu pas tiré ? Il aurait pu rester sur
place.
Une envie folle de lui donner ce qu’il se promettait
généreusement au début de la chasse glisse jusqu’au bout de mon large 42.
Elle ne va pas plus loin, car, sous l’effet de l’hydromel, un chasseur
inoffensif sur le gibier peut être dangereux pour ses
semblables ! ...
A. ROCHE.
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